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[solo], Emmanuelle Ophèle, flûte

Portrait Par Remy Louis, le 15/09/2003

Soliste à l’Ensemble intercontemporain depuis une quinzaine d’années, la flûtiste Emmanuelle Ophèle a participé à nombre de créations marquantes pour un instrument particulièrement bien servi par les compositeurs de notre temps et les nouvelles techniques. En trois ateliers principalement destinés aux enfants, à la bibliothèque Picpus (Paris XIIe), Emmanuelle Ophèle fera partager sa passion. Avec quatre flûtes dans ses bagages, une belle aventure en perspective !

Après un cursus classique – études avec Patrick Gallois, puis Michel Debost – vous avez intégré l’Ensemble intercontemporain à vingt ans. Était-ce déjà par intérêt pour la musique contemporaine ?
Plutôt l’effet du hasard ! J’avais été attirée par la variété stylistique des œuvres inscrites au concours d’entrée de l’Ensemble intercontemporain : le Thème et variations sur « Trockne Blumen » de Schubert, la Cinquième Incantation d’André Jolivet, la Sonatine pour flûte et piano de Pierre Boulez, des extraits du Marteau sans maître à la flûte en sol, de Pierrot lunaire au piccolo… Je ne les connaissais pas toutes, bien que j’aie déjà travaillé la Sonatine grâce à Michel Debost. Je n’avais pas touché à la flûte en sol, et n’étais pas très à l’aise au piccolo… L’absence de pression m’a sans doute permis de réussir. À la joie, immense, a succédé l’inquiétude de ne pas être au niveau, voire de me lasser, compte tenu du profil de l’Ensemble. À peine étais-je entrée que l’Ensemble intercontemporain partait en tournée en Australie, avec un programme lui aussi à découvrir… Mais l’ambiance et la solidarité entre les musiciens m’ont vite conquise. Nous sommes tous solistes, ce qui nous responsabilise tout en nous laissant seuls. On ne peut pas se cacher derrière le pupitre.

Vous semblez suggérer que la formation des flûtistes les prépare mal aux répertoires moderne et contemporain ?
C’est de moins en moins vrai. Cette confrontation est l’un des axes de mon enseignement, sans que je néglige les périodes baroque et classique, ou les solos du répertoire symphonique. Le XXe siècle est très riche et varié, même s’il exige du temps pour être apprécié. Le point crucial, c’est de comprendre que l’instrument ne doit pas avoir le même son. Il faut se fixer pour but de coller le plus subtilement possible au style des compositeurs – lequel peut évoluer, comme chez Stravinsky.

La flûte a été bien servie depuis des œuvres phares comme Syrinx, Densité 21.5 ou la toute première Sequenza de Berio. Comment expliquer cette fortune particulière ?
Elle tient au rapport au souffle et donc au corps, aux échanges entre les compositeurs et certains grands instrumentistes Georges Barrère, Severino Gazzelloni, Pierre-Yves Artaud, par exemple –, et enfin au fait que les possibilités sont multipliées par le nombre d’instruments : flûte en ut, en sol, flûte basse, piccolo. À l’éventail des tessitures, s’ajoutent la gamme des émotions propres à chacun et la grande diversité des modes de jeux. Si on n’y prend garde, la douceur naturelle de la flûte peut noyer l’articulation. La musique contemporaine a contribué à la « durcir », à la clarifier, et à diversifier le langage.

Au point de « redécouvrir » en partie l’instrument ? Passer de Telemann ou Hotteterre à Berio ou Ferneyhough enrichit-il la perception ?
Absolument. L’exigence du répertoire contemporain accentue l’appréhension des différents styles et développe la finesse du jeu. Prendre conscience de la nature d’une attaque percussive met en valeur la palette des attaques. La réflexion sur la qualité et la conduite du vibrato est un autre aspect essentiel des partitions auxquelles nous sommes confrontés. Cassandra’s Dream Song de Ferneyhough est un concentré de difficultés : non vibrato, un peu, beaucoup, smorzato (avec les lèvres). Toutes ces indications ont une signification musicale précise.

À la longue, ces registres extrêmes peuvent-ils menacer la qualité et la beauté du son ?
C’est un risque marginal. Bien sûr, un trille contemporain ne s’appuie pas sur un phrasé et des habitudes de jeu classiques. L’émission d’un son avec de l’air nécessite une autre embouchure que la recherche d’un son chaud et centré. Mais les passerelles existent plus qu’on ne le croit. Le répertoire contemporain m’a appris à aimer les sons non vibrés, à leur donner ligne, direction, émotion. C’est un acquis que je peux utiliser dans l’interprétation d’un Concerto de Vivaldi, d’une Fantaisie de Telemann, ou d’un Duo de Wilhelm Friedemann Bach. Il suffit d’être progressif : j’aborde pratiquement tous les modes de jeu contemporains avec mes élèves, sauf le mélange air-son, difficile à doser. En revanche, un son éolien, c’est-à-dire uniquement de l’air envoyé au-dessus de l’embouchure, est à la fois beau et abordable, sans être néfaste.

L’exécution de la musique contemporaine s’apparente souvent à une sorte de performance…
Les écarts d’émotion et de tension engendrent un engagement physique maximum… qui s’exerce surtout au détriment du mécanisme instrumental ! Le plus à plaindre est mon luthier (merci à Serge !), qui doit faire des prodiges de réglages. Mais je reconnais que jouer à l’Ensemble intercontemporain et occuper, comme mon mari Jérôme Gaubert, le poste de flûte solo de l’Orchestre Lamoureux, ce n’est pas le même métier. Le regard sur les nuances n’est pas le même. Un piano de solo symphonique n’est pas un piano pour Webern.

Vous avez créé La Partition du ciel et de l’enfer de Philippe Manoury pour flûte MIDI – encore une autre possibilité ! Avez-vous envie de susciter des commandes ?
C’était une très belle expérience, basée sur des échanges naturels et conviviaux, que je revivrais avec plaisir. De manière générale, pourtant, je crois qu’avoir notre nom attaché à une œuvre n’est pas essentiel. La remise en question inhérente au fonctionnement même de l’Ensemble intercontemporain entretient l’excitation permanente de la création, qu’elle découle du souhait des chefs d’orchestres, des libres discussions au sein du pupitre ou à l’intérieur du groupe, du lien personnalisé qui peut s’établir entre tel instrumentiste et tel créateur, comme cela a pu être le cas avec Michael Jarrell ou Ivan Fedele. J’ai moi-même de beaux souvenirs avec Martin Matalon ou Emmanuel Nunes. Chez Nunes, l’exigence du texte a véritablement du sens. Dans son cas, le respect des nuances souligne l’extrême cohérence de l’écriture. Je travaillais Tempus Loquendi de Bernd Alois Zimmermann quand Hans Zender était l’invité de l’Ensemble. Comme il était un de ses proches, j’ai proposé de lui jouer la pièce. Son attention et ses remarques m’ont été très précieuses.

Zender est à la fois compositeur et chef d’orchestre, comme Pierre Boulez ou Peter Eötvös. Quel intérêt spécifique présente l’échange avec un compositeur vivant ?
Le fait qu’à un certain moment, tout ne peut pas être écrit, même si des indications telles que « ppp déchiré, hurlant » vous mettent sur la voie. C’est frappant avec des créateurs comme Ligeti ou Kurtág. Il peut exister un espace entre ce qui est marqué plus ou moins précisément, ce qui est possible, voire la volonté de l’auteur. La rencontre et l’échange aident à trouver ensemble une voie convaincante.

Vous est-il déjà arrivé d’être confrontée à des impossibilités ?
A la première lecture de Cassandra’s Dream Song, j’ai déprimé. Je ne me voyais pas assimiler toutes ses exigences. J’ai haï Ferneyhough, sur le mode de « De qui se moque-t-il ? » Ensuite, façonner quelque chose qui prend forme précisément à partir des difficultés et des tensions s’est peu à peu avéré gratifiant. L’évolution de la relation de l’interprète à l’œuvre est un processus très enrichissant. Et j’ai fini par aimer ! Mais la difficulté peut être exactement inverse. Jouer Webern a un aspect presque frustrant pour l’instrumentiste : ce ne sont que quelques notes… et pourtant si difficiles ! C’est la beauté de la musique qu’elles révèlent qui vous submerge.

Nous n’avons pas encore parlé de la « matérialité » de l’instrument : bois, argent, or, platine…
Le choix est une affaire très intime. J’ai essayé plusieurs flûtes en or, mais ce qui en sort ne me convient pas : c’est à la fois plus brillant et plus petit. Pour mon jeu, je préfère le son plus sombre et chaud des flûtes en argent. Changer donne toujours de l’élan au jeu, car l’instrument apporte ses propres pistes, offre des couleurs différentes selon les marques… Mais on finit toujours par reconnaître les qualités d’un instrumentiste ! Je joue une flûte en ut américaine Brannon-Cooper, une flûte en sol japonaise Muramatsu, un piccolo de marque américaine Buckart. Je suis régulièrement tentée par le traverso, et j’ai récemment essayé avec grand plaisir une flûte en bois, système Böhm.

Quels sont vos temps forts pour la saison prochaine ?
Je participerai en novembre à un très beau programme chambriste au Festival Liszt de Weimar. Nous donnerons Dérive 1 sans chef – un défi, malgré nos années d’expérience ! –, Treize couleurs du soleil couchant, une pièce très poétique de Tristan Murail, tout à fait fascinante du point de vue instrumental, ainsi qu’une transcription de Liszt réalisée par Pierre Strauch… Dans le cadre du cycle Berio / Bach, nous donnerons en mars Tempi concertati, qui utilise la spatialisation du son. J’aime cette idée d’habiter la salle, comme dans Shadows de Peter Eötvös, où des haut-parleurs transmettent certains passages de la flûte (jeux avec air et son). Un superbe souvenir musical… J’aimerais jouer plus souvent en province, comme ce programme de l’année dernière à St Brieuc, que j’ai adoré : Octandre de Varèse, Dumbarton Oaks de Stravinsky, le Concerto de chambre de Ligeti, et Folk Songs de Berio. Je crois que le public ne peut pas y rester indifférent. Je suis même prête à parier qu’il en redemanderait !

Propos recueillis par Rémy Louis