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[solo] Hidéki Nagano, piano

Portrait Par Bruno Serrou, le 15/09/2002

Le pianiste Hidéki Nagano sera le 9 novembre l’interprète d’Incises, une œuvre pour piano solo de Pierre Boulez donnée dans le cadre du cycle « La Transcription » à la Cité de la musique. L’œuvre trouve en effet dans sur Incises, qui figure au même programme, une forme de « transcription » pour trois pianos, trois harpes et trois percussions. Bruno Serrou nous fait découvrir le parcours de ce pianiste, depuis son Japon natal jusqu’à son entrée à l’Ensemble intercontemporain en 1996, et partager sa découverte de la musique.

Hidéki Nagano, vous êtes né à Nagoya en mai 1968. Comment avez-vous découvert la musique occidentale ?
Ma mère me faisait écouter de la musique quand j’étais enfant, mais je ne me souviens pas de la façon dont j’ai commencé le piano. J’ai probablement fait mes débuts au clavier sur un petit orgue à pédale. Pendant mes études à Tokyo, j’allais beaucoup au concert. Pour moi, apprendre le piano et m’intéresser à toutes les époques me semblait naturel, et lorsque l’on m’a demandé ce que je souhaitais faire, vers quinze ans, j’ai souhaité continuer la musique.

Connaissiez-vous la musique japonaise, les compositeurs japonais ?
Seulement la variété, que j’écoutais comme tous ceux de mon âge, très peu la musique traditionnelle. Je n’avais pas non plus eu de contacts avec les compositeurs, si ce n’est avec trois de mes camarades de lycée, qui souhaitaient le devenir. Je les fréquentais beaucoup plus que les pianistes, et nous allions de temps à autre à des concerts de musique contemporaine. Ils sont d’ailleurs venus en même temps que moi faire leurs études au Conservatoire de Paris. L’un est devenu pianiste accompagnateur, une autre, Misato Mochizuki, est devenue compositeur et habite toujours Paris, le troisième, Masakazu Natsuda, est rentré au Japon et continue de composer. L’Ensemble intercontemporain lui a passé une commande pour décembre 2003.

A Tokyo, la vie musicale est extrêmement riche. Sortiez-vous souvent au concert ou préfériez-vous vous concentrer sur l’étude de votre instrument?
J’allais souvent au concert, beaucoup plus qu’aujourd’hui… Les concerts m’ont permis de découvrir quantité d’œuvres que je ne connaissais pas. C’est de cette façon que je me suis familiarisé avec la musique du XXe siècle. Entre douze et quinze ans, j’enregistrais toutes les émissions musicales qui passaient à la radio. Tokyo possède des discothèques et des bibliothèques de partitions extrêmement riches, ce qui me permettait d’écouter des enregistrements tout en lisant la musique.

Il est souvent reproché aux musiciens orientaux qui se présentent aux concours internationaux d’accorder plus d’importance à la technique qu’à la musicalité. Comment les professeurs abordent-ils la culture occidentale au Japon ?
J’ai eu la chance d’avoir de bons professeurs, si bien que je ne me suis jamais senti étranger envers la musique occidentale. La froideur dont on parle souvent est peut-être due au fait que nous avons tenté d’atteindre au plus vite le niveau technique des Occidentaux, avant de penser à la musicalité. Ma génération et les suivantes sont nées dans la culture occidentale, qui leur est donc tout à fait naturelle, de sorte que le Japon commence à avoir des artistes très intéressants.

Vous êtes parti du Japon à l’âge de vingt ans. Pourquoi avez-vous choisi la France ?
J’ai opté pour la France au tout dernier moment, sans avoir appris le français, mes deux professeurs ayant fait leurs études en Allemagne, où j’ai vaguement pensé me rendre. A l’université de Tokyo, mon professeur de déchiffrage et de réduction d’orchestre, Henriette Puig-Roger, était française. C’est cette rencontre, ainsi que celle d’un camarade de classe qui était parti un an avant moi au Conservatoire de Paris qui m’ont donné l’idée de me rendre en France. Je n’ai commencé à aborder la musique française qu’à l’université, et je me suis rendu compte qu’elle m’allait mieux que la musique allemande. En 1988, je suis arrivé à Paris, avec d’infimes notions de français, et j’ai préparé le concours pratiquement seul. Madame Puig-Roger m’a recommandé de tenter le concours d’accompagnement vocal. J’étais très inquiet, car je n’avais jamais fait de transposition, d’arrangement de chœur, etc., mais j’ai réussi. Cela m’a décontracté, et finalement j’ai réussi les deux. La classe d’accompagnement m’a été bénéfique dans mon apprentissage du français, car elle est essentiellement consacrée à la mélodie et au lied, et nous n’étions que quatre élèves dans la classe d’Anne Grappotte. Pour le piano, je suis entré dans la classe de Jean-Claude Pennetier, dont j’ai ensuite suivi la classe de perfectionnement au Conservatoire de région de Paris, où je suis resté jusqu’en 1996, année de mon entrée à l’Ensemble intercontemporain.

Aviez-vous travaillé beaucoup de musique contemporaine au Conservatoire ?
Jamais ! Je m’y intéressais, mais je n’ai jamais songé à me spécialiser. Je voulais être soliste, avec un répertoire sortant de l’ordinaire et me permettant d’être proche des compositeurs de mon temps. Un peu comme Rudolf Serkin et Maurizio Pollini.

Comment s’est déroulée votre entrée à l’Ensemble intercontemporain ?
Je préparais le Concours Chopin de Varsovie qui se déroule en septembre et octobre, alors que l’audition de l’Ensemble était fin octobre. Je ne pensais vraiment pas gagner cette audition. D’autant moins qu’auparavant j’avais le Concours Chopin à passer. Mais le destin a joué. Je n’ai pas franchi le cap du premier tour à Varsovie et je suis rentré déçu à Paris, sans pouvoir me remettre au travail. J’étais alors dans la classe d’accompagnement de Jean Kœrner, qui m’a demandé si j’allais finalement me présenter à l’audition de l’Ensemble. Il y avait une quarantaine de candidats. Au moment où Pierre Boulez a annoncé que j’étais choisi, je n’y ai pas cru, puis la panique m’a envahi. Je me suis demandé ce que j’allais devenir, tant je ne connaissais rien.

Que représentait Pierre Boulez avant que vous n’entriez à l’Ensemble ?
Je ne l’avais jamais rencontré, mais je connaissais sa musique. J’avais travaillé seul ses sonates, je connaissais Le Marteau sans maître. J’ai joué pour la première fois sous sa direction en 1997 pour la création de la première version de sur Incises. Je ne connaissais pas encore la pièce originelle pour piano, Incises, que j’interprète en novembre prochain. A l’époque, sur Incises ne durait que huit minutes. J’avais le trac chaque fois que je jouais avec Boulez, mais cette première fois j’étais tétanisé… Maintenant, je le connais mieux, nous avons beaucoup parlé ensemble, mais en tant que musicien, j’ai toujours une appréhension parce qu’il entend tout ! Pour moi tout était nouveau, ne serait-ce que jouer avec un chef, puisque les pianistes, contrairement aux autres instrumentistes, n’ont pas de classe d’orchestre obligatoire dans les conservatoires. Mais quand je pense à cette première version de sur Incises, ce n’était rien à côté de la suivante que nous avons reçue peu avant le Festival d’Edimbourg. Je me trouvais au Japon, chez mes parents, lorsque j’ai réceptionné une télécopie interminable, à trois heures du matin…

Comment aborde-t-on une pièce comme Incises ? Est-il important de connaître les deux œuvres sœurs que sont Incises et sur Incises ?
Certainement. J’ai à peine commencé à étudier Incises, je ne connais donc pas toutes les notes, mais, en regardant de près la partition, j’ai constaté que quantité d’éléments ont été développés dans sur Incises qui ne se trouvent pas dans Incises, si bien que je vais puiser des idées dans le réservoir de sur Incises. En revanche, dans cette dernière partition, afin de faciliter le jeu d’ensemble, Boulez a indiqué tous les changements de mesure, alors qu’il n’y en a aucun dans Incises. On perd donc toute notion métrique. En outre, la partie rapide d’Incises utilise le système de notation traditionnel, mais il est précisé que les doubles-croches restent régulières, métronomiques, alors que les triples croches doivent être jouées le plus vite possible. Il n’y a donc aucune relation entre les deux. La vitesse change subitement d’un instant à l’autre, ce qui est extrêmement difficile à réaliser car il faut enchaîner sans la moindre respiration. En fait, la musique de Boulez n’est jamais statique. Dans Improvisation sur Mallarmé aussi, mais là, le chef donne les départs – ce qui ne m’empêche pas d’avoir le trac chaque fois que je joue cette partie de Pli selon Pli parce que, même en connaissant la musique, on ne sait jamais précisément quand survient le signe de départ. C’est un peu la même tension qui se trouve dans Incises, mais il me faut la maîtriser seul.

Sur le plan technique, Incises est-il difficile à jouer?
Il y a beaucoup de croisements de bras, et une grande diversité de niveaux d’attaques. Mais son écriture reste extrêmement précise, la moindre intention est indiquée. La dernière partie, qu’il a ajoutée, porte des notations de changement de caractère presque à chaque mesure : « brutal », « régulier », « rubato (moins vif) », « rubato (plus vif) », etc., ainsi qu’une échelle de vitesses. J’espère que cette fois je vais pouvoir travailler avec lui, parce que, si au début de ma collaboration avec l’Ensemble, j’ai joué à Baden-weiler sa Sonate n°1, le programme était si énorme à préparer, qu’il n’a pu m’entendre avant le concert, où il était présent. Pourtant, peu auparavant, j’avais joué l’œuvre en récital et je l’avais enregistrée pour mon premier disque ; mais à l’issue du concert, il m’a dit : « il faudrait que l’on se voie… ».

Propos recueillis par Bruno Serrou