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Critiques des œuvres, ou critiques de l’interprète ?

Grand Angle Par Dominique Jameux, le 15/04/1997

 
« Ma musique n’est pas difficile, elle est mal jouée »

Schoenberg

 
« Ce que je demande aux théâtres lyriques contemporains ? qu’ils donnent les opéras classiques comme s’ils étaient modernes et vice versa ! »

Berg

 
Un consensus semble s’être établi : puisque les œuvres du passé ont de ce fait acquis une légitimité que nul ne conteste, la critique bornera son art à en évaluer l’interprétation, au fil d’un océan d’expériences toujours recommencé, et de ressassantes et simplistes alternatives : vite/pas vite, précis/pas précis, virtuosité/sentiment. Et puisque la musique contemporaine, peu souvent submergée de public, voit à chaque fois sa légitimité remise en cause ab ovo par le phénomène même de la création, qu’il n’y existe que peu de traditions interprétatives, et que son système d’écriture varie quasiment à chaque auteur, la critique s’efforcera, y compris pour des motifs prosélytes, de parler des œuvres, des œuvres seulement.
Ainsi Aimez-vous Brahms était à la fois un bon titre et une question de l’air du temps (souvenons-nous en parallèle, que le petit patron de presse provincial des Amants découvre en 1960 Brahms et le microsillon en se shootant au Sextuor op 18) : mais la question apparaît datée aujourd’hui, et sans enjeu véritable. Oui, on aime Brahms ; et si on ne l’aime pas, on lui accorde tout de même toute sa place dans l’histoire de la musique.
D’autre part, un certain nombre de partitions contemporaines n’ont de légitimité publique qu’au sein d’une assemblée plus restreinte, mais leur interprétation n’est jamais discutée. Que Pierre-Laurent Aimard soit excellent dans la Sequenza IV n’est pas vraiment un scoop. D’abord, c’est vrai, et on le sait depuis longtemps ; et ne le serait-ce pas, pour quelque raison, on évitera, par prosélytisme de ce répertoire, de le mentionner : on ne va pas décourager en sus des interprètes valeureux, qui ne cherchent pas avant tout les succès faciles et les notoriétés rentables. Il ne serait en outre pas impossible qu’une éventuelle défaillance de l’interprète dans ces répertoires passât inaperçue de la critique. Précisons : par «critique», on n’entend pas seulement l’exercice journalistique ordinaire, mais plus généralement l’ensemble des discours tenus autour des œuvres. Dans le champ de la musique contemporaine, globalement parlant, on n’y évalue guère l’interprétation. Et s’agissant de musique classique, on se croit dispensé de remettre en question les œuvres. Pourquoi donc, vraiment, cette répartition des rôles ? Cette indulgence double ? Quel est son bien-fondé ? Passe encore pour Brahms – quoique sa légitimité soit, en France, relativement récente. Mais il y a peut-être bien des musiques reçues – comme on le dit d’opinions ou d’invités dans les salons – qui mériteraient de passer chez le garagiste pour la révision des mille auditions! Est-il sûr qu’une Vie de héros tienne encore la route ? Qu’une large partie du répertoire de l’opéra-comique (français et allemand) ne fasse pas un bruit de ferraille ? Qu’il soit indispensable de jouer une fois de plus la Sonate (admirable) de Liszt? Le débat sur l’interprétation de la musique contemporaine, lui, apparaît aujourd’hui capital.
Nous disons bien «interprétation», et non simple réalisation.
Celle-ci fut, il est vrai, jusqu’à une date récente, seule en cause. Prenons l’École de Vienne, à partir des années 1910. Les trois musiciens Schoenberg, Berg, Webern, n’eurent pas motif de se plaindre du sort : ils bénéficièrent, très tôt, d’interprètes éminents, prélevés sur les forces de l’Orchestre de l’Opéra, alias l’orchestre philharmonique : le Quatuor Rosé (Kolisch), la soprano Marie Gutheil-Schoder, le pianiste Eduard Steurmann…
Dès 1907, la Symphonie de chambre fut créée par le Quatuor Rosé augmenté des vents du Philharmonique. Débuts de luxe pour le maudit Schoenberg – la main de Mahler n’y fut sans doute pas étrangère. Pourtant, l’apprentissage de la seule lecture de la partition devait épuiser le talent – et le temps – des interprètes. On ne trouve d’ailleurs pas, dans les Correspondances diverses des trois musiciens, de remarques élaborées quant à l’interprétation de leurs œuvres. Ils s’en tiennent généralement au jugement binaire excellent/insuffisant.
En fait, dans cette préhistoire de l’interprétation de la musique nouvelle, le challenge proposé aux instrumentistes et chanteurs était simplement de donner le texte, c’est-à-dire avoir une intonation exacte, observer le rythme et le jeu d’ensemble, faire les nuances, et si possible produire du beau son : maîtriser, en somme, les quatre paramètres traditionnels du son : hauteur, durée, intensité, timbre.
Pendant longtemps, pour une musique vieille déjà d’un demi-siècle, la question interprétative dut se borner à surveiller cette mise en place. Ne croyons pas que le progrès fut continu : les exécutions de Schoenberg et Cie charrièrent du bon (Scherchen, Klemperer, Rosbaud) et du moins bon. En 1945, en Allemagne et surtout en France, toute tradition et tout acquis oubliés par la grâce des événements, il fallut tout reprendre à zéro. Gageons que Boulez, au Domaine musical des années 1953 et suivantes, dut avant tout mettre en état des instrumentistes capables d’assurer les fameux paramètres et c’est tout! Et c’était déjà beaucoup!
L’histoire de l’interprétation ne se sépare pas de celle de la composition. De même que le seul maniement, fût-il virtuose, de la série, même « généralisée », ne garantit pas la qualité des œuvres – truismes d’aujourd’hui, insolence d’hier ! – de même la seule mise en place correcte de la partition, c’est-à-dire l’observance des quatre paramètres, ne suffit pas à entraîner l’adhésion d’un public. Le désarroi si souvent et si normalement ressenti, et avoué, de la part d’un public mélomane et désireux de s’ouvrir à la musique contemporaine, ne provient sans doute pas tant d’un recul devant des musiques « dissonantes » ou « agressives », que du sentiment de perte éprouvé envers la narrativité, la diégèse, ou pour parler plus simplement le parcours de l’œuvre : a disparu le sentiment qu’un discours organisé y est tenu, qui peut-être nous séduit, voire nous émeut, mais en tout cas nous parle.
C’est là qu’on retrouve le problème de l’interprétation.
L’interprète est un parleur. Un beau parleur, si on veut. Comme Schnabel dans une sonate de Schubert, il nous raconte une histoire. Il ne borne pas son art à mettre en place, fût-ce brillamment, une partition nouvelle, ou encore nouvelle. Il a évidemment surmonté largement les problèmes de justesse, d’exactitude et d’intonation ; les difficultés rythmiques n’en sont plus pour lui ; les nuances sont en place, dans leurs finesses désirables, leur poids exact, leur agogique stipulée. Le son est beau parce qu’aisé à produire par des interprètes aguerris. Mais parce que ce premier niveau est aujourd’hui atteint par les meilleurs instrumentistes, les meilleures formations spécialisées européennes et même mondiales, on peut parler enfin d’autre chose, et par exemple, puisqu’il s’agit de parler à un auditoire, du phrasé. Le phrasé dans la musique contemporaine. Tout un programme ! Y compris le type de phrasé qu’induit l’intervention de l’ordinateur, enregistré ou en temps réel. Peut-être un phrasé du troisième type !
On sent bien qu’on est à la veille d’un bouleversement possible du discours critique, qui ne sera pas sans conséquence sur la création elle-même. Il ne s’agit pas de l’interprète de demain, mais de celui d’aujourd’hui, qui peut enfin être appelé tel, et non pas un exécutant. A celui-ci, on demandait un exploit : jouer correctement une partition nouvelle et difficile ; à celui-là, on demande une grâce : nous proposer une vision.
Le jour qu’il serait alors possible, autour d’une même œuvre, de faire dessiner par deux interprètes – ou un seul, qui devrait alors être un « comédien musical », capable d’un rôle de composition – deux manières différentes de parler cette œuvre, deux approches distinctes et légitimes d’y tenir discours, et d’exprimer quelque chose de spécifique à ce propos, alors nul doute que le rapport de l’auditeur à l’œuvre (contemporaine) s’en trouverait métamorphosé. Les expériences qui ont déjà eu lieu dans ce sens montrent combien le public est davantage sensible à la façon dont l’interprète procède qu’à la stratégie d’écriture du compositeur. Si les deux vont ensemble, évidemment c’est le bonheur : qui ne se souvient, s’il était présent, des séances d’analyse pratique d’Éclat au Théâtre d’Orsay, il y a quelques lustres ! L’intention ici n’était pas de raconter un conte de fées. De nombreux obstacles, en fait, entravent cette souhaitable perception par le public des enjeux interprétatifs dans le domaine de la musique contemporaine.
La balle n’est pas dans le camp des interprètes, individus ou ensembles spécialisés, qui aujourd’hui ont acquis une telle maîtrise de cette musique qu’ils peuvent réellement « faire passer » quelque chose allant très au-delà de sa mise en place. Elle n’est pas non plus dans celui du public. D’abord, ce public existe, on le rencontre quand on va au concert, il n’est pas ridicule en nombre comparé à tant de manifestations musicales plus faciles ; il est fidèle, exigeant, et attentif. Cessons de pleurnicher parce qu’il ne remplira sans doute jamais le Grand Stade ! Il n’est pas le seul. Et il ne demande pas mieux que de s’approcher au plus près du mystère de l’œuvre !
Les obstacles se situent davantage du côté de la critique elle-même, non certes qu’elle soit insuffisante, mais simplement parce que rien ni dans sa formation, ni dans son expérience pratique, ni dans sa culture, ni dans l’exercice de sa profession, ne la conduit à véritablement pouvoir développer un discours de qualité sur les questions d’interprétation dans ce répertoire.
Peut-être les institutions de production et de diffusion de cette musique ont-elles aussi quelque chose à se reprocher. La formule une soirée/une œuvre, si souvent satisfaisante, reste l’exception. « Le rituel du concert doit être changé », s’exclamait jadis (il y a plus d’un quart de siècle) un connaisseur. Moyennant quoi, on convie presque toujours et encore l’auditeur à des concerts-marathon, où les œuvres ne sont données qu’une fois, sans un mot d’explication, et sans que la question de l’approche interprétative soit posée. Même de récentes journées « portes ouvertes » à I’lrcam étaient plus disertes sur les procédures de composition que sur les hypothèses d’interprétation.
Les médias de (grande) diffusion, comme France Musique, ne sont pas plus inventifs. Alors que grâce au disque (pour une part, déjà, du répertoire) et surtout à ses moyens propres d’enregistrement, il serait possible d’avancer vers une présentation non dogmatique de cette musique, notamment via l’approche interprétative, qui rencontrerait de ce fait les interrogations personnelles des auditeurs les mieux disposés à son égard, on continue d’allouer des « cases » et des horaires, si possible pas trop exposés, à cette musique qu’une pénible servitude du service public fait obligation de diffuser. On présente alors une musique qui doit convaincre un public de sa légitimité comme celle qui a de longue date gagné celle-ci. Le ton est celui de l’évidence, rarement de l’enthousiasme, et parfois du péremptoire, lorsqu’il ne laisse pas entendre une discrète réprobation envers qui n’aimerait pas. Il s’agit toujours de changer le peuple si celui-ci ne vote pas bien.
Mille possibles : et une voie unique empruntée. Marx l’avait déjà dit : les rapports de production sont en retard sur les forces productives!
 
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Dominique Jameux
Extrait d’Accents n° 2 – avril-juin 1997