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Vingt saisons de l’Ensemble intercontemporain

Grand Angle Par Ensemble intercontemporain, le 15/01/1997

Témoignages et points de repères rassemblés par Monique Bondoux, Hervé Boutry et Véronique Brindeau
 
Une forme à inventer
L’Ensemble intercontemporain est né d’une réalité : d’une part le décalage entre la structure des orchestres, héritée des époques classique et romantique, et les caractéristiques de l’écriture musicale de l’après-guerre ; d’autre part, une opposition entre l’organisation hiérarchisée des orchestres et la nécessité pour un interprète de rester au contact de répertoires divers, d’attitudes musicales différentes, pour s’épanouir et contribuer au développement artistique du groupe dont il fait partie. D’où un ensemble en forme de manifeste : pour une flexibilité qui épouse la création – non pas un moule pour la pensée des compositeurs, mais au contraire un ensemble capable de s’adapter à ce dont ils ont le plus besoin – et un engagement des interprètes pour la création, afin de mieux diffuser les œuvres nouvelles. L’évolution de la musique depuis le XIXe siècle montre que les compositeurs n’ont eu de cesse de dépasser l’orchestre, en commençant par en augmenter les effectifs, jusqu’aux extrêmes atteints par Wagner ou Mahler et les post-romantiques. C’est alors qu’émerge un autre enjeu: celui du timbre. Chez Stravinsky, et bien entendu dans la deuxième Ecole de Vienne, ou chez Varèse, les combinaisons d’instruments peuvent être tout à fait atypiques, et certains compositeurs s’emparent de formes plutôt destinées à des ensembles instrumentaux. Pour replacer les événements dans leur contexte historique le plus pragmatique, il faut également rappeler que monter une œuvre contemporaine imposait généralement d’engager les musiciens d’orchestre en dehors de leurs services, ce qui rendait particulièrement périlleuse l’organisation des exécutions. Enfin, la structure des orchestres classiques constituait plutôt un frein qu’un encouragement à la curiosité des musiciens vis-à-vis d’autres répertoires.
 
Flexibilité et ouverture
Constatant ces faits, Pierre Boulez, qui, grâce à son expérience des structures de diffusion à Londres et New York, avait une grande connaissance de la réalité musicale, a compris qu’il était important de repenser de façon plus concrète une telle organisation de la musique. Après plusieurs tentatives de collaboration avec des ensembles déjà constitués, c’est la forme du London Sinfonietta qui lui est apparue comme exemplaire, et il s’en est inspiré pour créer ce qui allait devenir l’Ensemble intercontemporain : un ensemble permanent de 29 solistes – 31 aujourd’hui – qui peuvent se répartir en différentes combinaisons selon les nécessités des œuvres (de même que, pour constituer l’Ircam, il s’était inspiré du modèle d’ « utopie organisée » du Bauhaus). L’Ensemble se trouvait d’ailleurs naturellement lié à l’Ircam, l’instrumentarium des nouvelles technologies ne pouvant suffire à assurer la diffusion de la connaissance et des œuvres qui allaient naître dans cette institution. Aujourd’hui, la souplesse de ses effectifs permet à l’Ensemble intercontemporain d’aborder tous les répertoires et de collaborer avec d’autres formations, que ce soit en associant les cordes d’un autre orchestre aux vents de l’Ensemble, ou en composant des programmes à deux orchestres, comme ce fut souvent le cas a la Salle Pleyel, lorsque Daniel Barenboim était à la tête de l’Orchestre de Paris.
 
Un projet global et un ensemble stable
Le projet initial de Pierre Boulez était en réalité beaucoup plus vaste, puisqu’il comprenait à la fois un ensemble spécialisé et un ensemble d’un type plus orchestral, sur le modèle de l’English Chamber Orchestra, les deux formations devant collaborer et parfois même se compléter de façon à offrir l’éventail le plus large de possibilités d’effectifs. On voit par là combien la capacité d’adaptation à des répertoires de natures très diverses était inscrite dans les principes fondateurs de l’Ensemble. Michel Guy, alors ministre de la Culture, dont il faut saluer le rôle moteur dans la création de l’Ensemble, eut le courage politique nécessaire pour obtenir le financement du projet. Nicholas Snowman, fondateur du London Sinfonietta et proche collaborateur de Pierre Boulez, avait été chargé de sa mise en œuvre. Il est apparu très vite qu’il importait de donner une base permanente à l’Ensemble, suffisamment solide pour lui permettre d’exister en tant que tel au-delà de la personne de ses différents responsables et de celle de son fondateur. Catherine Tasca, administrateur général de l’Ensemble de 1978 à 1982, le pourvut de solides bases juridiques et administratives. On dit souvent que l’Ensemble a été imité. En fait, un besoin comparable s’est fait sentir dans d’autres pays ; mais aucun ne s’est vraiment doté d’une structure permanente avec une telle rigueur institutionnelle : l’Ensemble Modern, le London Sinfonietta, ou l’ensemble Klangforum de Vienne, sont de nature purement associative. Les changements dans les équipes responsables peuvent donc en affecter le fonctionnement. La clairvoyance et le pragmatisme qui se sont manifestés au moment de la création de l’Ensemble intercontemporain ont porté leurs fruits. On le constate à travers le rayonnement de l’Ensemble, développé à un niveau international par Brigitte Marger, administrateur général entre 1982 et 1992, et la stabilité de ses effectifs – la durée moyenne des contrats est en effet d’une douzaine d’années. Si la personnalité de l’Ensemble a évolué suivant les personnes qui l’ont dirigé, elle est cependant restée fidèle à ses principes fondateurs. Selon Peter Eötvös, directeur musical de 1979 à 1991, les dix premières années ont été celles de la création d’un répertoire, celui-là même qui a marqué le style de l’Ensemble. Mais tout aussi importante a été la collaboration avec l’Ircam, qui permet aux membres de l’Ensemble de participer à un travail de recherche instrumentale et même de s’associer très étroitement au processus de création de certaines œuvres. Ce type de relations entre un institut de recherches et des interprètes est unique au monde.
 
Un lien étroit avec la création
Ce processus de création, ainsi que la collaboration avec l’Ircam, apparaissent nettement dans le travail accompli par le comité de lecture pour découvrir de nouveaux noms et accompagner la démarche créatrice de certains compositeurs. Institué dès le début par Pierre Boulez avec des personnalités de son équipe et de son entourage, il s’est constitué à partir de 1987 en un « comité de sages », commun à l’Ensemble et à l’Ircam, dont les membres changent chaque année. Sa mission est d’examiner toutes les partitions des compositeurs qui souhaitent être joués par l’une ou l’autre de ces institutions et de proposer un choix de commandes et de collaborations à ceux qu’il retient. Cette activité, qui représente un travail aussi considérable qu’invisible, fait de ce comité, formé de personnalités extérieures et des responsables artistiques des deux un forum actif de la création.
 
Créer et transmettre
Un lien aussi privilégié avec la création, exige cependant une réelle disponibilité des interprètes. La formation permanente continue de faire partie intégrante du travail de musiciens toujours à la recherche d’une amélioration de leurs possibilités d’expression grâce au travail avec des compositeurs. Sur le plan pratique, un contrat à deux tiers de temps laisse au musicien le temps nécessaire pour se consacrer à ces autres aspects de sa mission mais aussi de s’investir dans des projets en dehors de l’Ensemble. Ce souci de concerner davantage les musiciens, de respecter leurs personnalités différentes, d’abolir la hiérarchie entre solistes, supersolistes et tuttistes, et d’entretenir un lien étroit avec la création, implique une participation plus étroite des interprètes au fonctionnement général, qu’illustre bien la cellule de musique de chambre : celle-ci détermine les grandes options, et les programmes de musique de chambre de chaque saison en liaison avec le directeur musical et l’administrateur général. De même pour la cellule pédagogique chargée de superviser les activités entreprises dans ce domaine.
 
Une mémoire dans le siècle
Le terme de « pédagogie » est sans doute impropre à traduire une démarche qui excède largement des opérations précises : il s’agit en fait d’une attitude générale, sensible à travers les programmes des concerts et un souci de s’appuyer sur la mémoire du XXe siècle. On le constate particulièrement dans les premières saisons de l’Ensemble, dont les programmes comprenaient systématiquement une création, une œuvre datant des dix dernières années, et un classique du XXe siècle.
La formule, un peu rigide peut-être, répondait à la nécessité d’instaurer des repères dans l’écoute. Enfin, cette attitude est bien entendu présente dans le désir d’aller à la rencontre de nouveaux publics, non spécialistes, et dans des contextes différents, comme ce fut le cas lors des concerts au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Cet aspect de la mission a toutefois pris un nouvel essor sous l’impulsion de David Robertson, directeur musical de l’Ensemble depuis 1992, passionné de diffusion et de pédagogie – deux domaines intimement liés – et avec l’installation de l’Ensemble à la Cité de la musique. Un effort tout à fait inédit a été fourni en direction des jeunes publics. Les expériences vécues par les élèves des lycées de la région parisienne les marqueront certainement pour longtemps. Il ne s’agit pas nécessairement de faire naître des vocations de compositeurs, mais de transformer et d’apprivoiser l’écoute. La recherche des lignes de programmation, la façon de rédiger les programmes, comme la création du journal Accents, ne sont pas dissociables de ce désir de transmettre. C’est bien en renforçant une connaissance plus personnalisée que la création contemporaine pourra s’ancrer davantage, et plus efficacement, dans la société.
 
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Extrait d’Accents n°1 – janvier-mars 1997