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Ecrire pour un ensemble.

Entretien Par Véronique Brindeau, le 15/01/1997

György Ligeti, de passage à Paris pour un enregistrement vidéo avec l’Intercontemporain, livre quelques réflexions sur la spécificité du travail avec un ensemble.

Un ensemble instrumental apporte-t-il quelque chose de particulier par rapport à un orchestre ?
Durant la période de plein épanouissement des grands orchestres, à la fin du XIXe siècle, au commencement du XXe et même jusqu’à la deuxième guerre mondiale, la situation était très différente de celle que nous connaissons aujourd’hui. Par exemple, on pouvait répéter beaucoup plus souvent. Les limitations actuelles ont considérablement réduit l’efficacité des grands orchestres. Tant qu’il s’agit d’interpréter le répertoire traditionnel classique ou romantique, ou encore ce que les orchestres connaissent du XXe siècle – Debussy, Stravinsky ou Bartók – tout va bien ; mais dans le cas d’une nouvelle pièce, il faut la travailler et répéter suffisamment. Avec les grands orchestres, sauf conditions exceptionnelles particulièrement favorables, on est très limité par les heures de travail et de répétition. Actuellement, il existe des formations plus petites, spécialisées dans la musique d’aujourd’hui, comme l’Ensemble intercontemporain, le London Sinfonietta, les ensembles Asko et Schoenberg à Amsterdam, l’Ensemble Modern à Francfort, ou le Klangforum à Vienne, qui ne travaillent pas de façon aussi rigide. Ce ne sont pas les musiciens d’orchestre qui sont en cause, mais la bureaucratie qui tue la possibilité de travailler.

Vous écrivez plus volontiers pour grand orchestre ou pour ensemble ?
A la fin des années cinquante et au début des années soixante, j’ai écrit plusieurs pièces pour grand orchestre ; mais ces trente dernières années, j’ai commencé peu à peu à renoncer à l’orchestre pour des raisons pratiques. Le résultat qu’on peut obtenir avec un ensemble tel que l’lntercontemporain est préférable : on peut travailler, on peut demander, pour une nouvelle pièce, que les musiciens emportent les parties séparées chez eux. On ne peut pas demander cela à un grand orchestre – ou presque jamais.

Indépendamment des conditions du travail, la formation particulière que constitue un ensemble instrumental a-t-elle une influence sur votre écriture ?
Bien sûr. Par exemple, lorsque j’imagine des complexités rythmiques, ou de nouvelles possibilités d’accordage, comme dans mon Concerto pour violon, pour lequel j’ai changé l’accord des deux instruments joués par le soliste afin d’obtenir des harmonies qui ne correspondent pas à ce qu’on entend habituellement. Cette écriture convient bien pour une petite formation. Avec un grand orchestre, comprenant seize premiers violons et seize seconds, cela devient impossible ! D’un autre côté, naturellement, avec un grand orchestre d’excellente qualité, comme quelques orchestres américains – ceux de Chicago, Cleveland, Los Angeles ou Philadelphie, par exemple – il y a beaucoup de possibilités. Mais le temps de travail nécessaire est insuffisant et je préfère très nettement un petit ensemble, malgré les restrictions que cela m’impose. Je sais par avance que je ne disposerai jamais de quatre hautbois : je n’en aurai qu’un – deux au maximum ; mais je préfère être limité par le nombre des instruments et bénéficier du grand avantage d’avoir une plus grande culture de solistes, en écrivant de la musique de chambre pour petit orchestre. Je dirais que la condition des grands orchestres aujourd’hui est un peu comme un potage : vous avez des ingrédients très nobles pour le réaliser, mais au lieu de pouvoir laisser mijoter trois heures, vous n’auriez que dix minutes.

Comment résolvez-vous ces limitations ?
Les limitations ne me dérangent pas ; au contraire, elles me stimulent. Par exemple, pour le Kammerkonzert, mon concerto de chambre pour treize musiciens, j’ai minimisé l’idée de micropolyphonie tout en la conservant. Dans le Concerto pour piano, je procède d’une autre façon : les voix ne sont pas particulièrement amalgamées, et ce n’est pas de la micropolyphonie ; c’est plutôt une polyphonie-polyrythmie. Les ressources d’un ensemble réduit tiennent à cette limitation, que j’utilise pour des idées assez nouvelles et différentes.

Votre expérience du studio a-t-elle beaucoup compté dans votre expression ? Les possibilités actuelles vous paraissent-elles, en un sens, trop riches ?
Une œuvre comme Atmosphères, en 1961, résultait directement de la transposition des idées du studio électronique à un domaine non électronique : le grand orchestre traditionnel. Aujourd’hui, à l’lrcam, c’est un autre monde, parce que les techniques sont totalement différentes. En principe, les possibilités actuelles sont en effet presque illimitées. J’ai eu l’occasion de travailler six mois en 1972 à Stanford et c’est moi qui ai suggéré à Pierre Boulez de faire venir la technologie de cette université, parce que tout y était très différent des studios européens : c’était vraiment le grand centre d’informatique, et depuis il y a eu beaucoup d’échanges entre Stanford et l’lrcam.
Je connais un peu les possibilités de l’ordinateur et cela a beaucoup influencé ma pensée. Mais pas ma pratique. C’est une décision que j’ai prise parce que je ne suis plus très jeune : si je voulais y travailler sérieusement, y entrer vraiment, je devrais me couper du reste pour trois ans. Je n’aime pas donner des ordres aux autres, et faire réaliser mes idées par des techniciens – ce qui se fait parfois. Si je me servais de cet outil, ce serait par moi-même, de manière complètement autonome ; car ce qui est intéressant, c’est toujours le feed-back entre ce qu’on fait et le résultat qui revient de l’ordinateur vers votre cerveau. J’aimerais découvrir encore de nouvelles possibilités de timbre, de nouvelles transformations sonores, de nouvelles structures. Mais je me concentre sur les possibilités de combinaisons des sonorités des instruments acoustiques : il y a encore beaucoup à faire ! Si j’avais quarante ans, je me plongerais – peut-être – dans l’eau du bassin de l’Ircam pour y nager. Qui sait?

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propos recueillis par Véronique Brindeau
Extrait d’Accents n°1 – janvier-mars 1997