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Construire un concert est en soi une forme de composition, entretien avec David Robertson

Entretien Par Anne Grange, le 15/01/1997

Directeur musical de l’Ensemble intercontemporain depuis 1992, David Robertson assume les fonctions de chef permanent mais aussi de directeur artistique. Il explique à Anne Grange comment il conçoit la programmation d’une saison de l’Ensemble.
 
Lorsqu’en 1990 Pierre Boulez vous proposa la direction de cet ensemble, quelle fut votre motivation première ?
Avant d’assumer mes fonctions à la direction de l’Ensemble intercontemporain, j’étais déjà très actif dans le domaine de la création contemporaine. Pour un musicien qui aime ce répertoire, le travail ne manque pas !
La plupart des chefs établis n’ont pas le temps ou l’envie d’apprendre de nouvelles partitions souvent difficiles, sachant qu’il y a peu de possibilités de les reprendre, de les « rentabiliser ». Pour un chef invité, et particulièrement dans ce type de répertoire, les conditions de travail sont rarement satisfaisantes, que ce soit en raison du manque de temps de répétition ou de motivation des orchestres… Aussi, en prenant la direction de l’Ensemble intercontemporain, institution dédiée à la création, je pouvais oublier toutes ces difficultés, organiser mon travail comme je le souhaitais avec des musiciens plus que motivés, et offrir la même latitude aux chefs que nous invitons.
 
Comment définiriez-vous aujourd’hui les principaux objectifs de votre orchestre ?
L’Ensemble doit tout d’abord répondre à une double mission : sauvegarder son « patrimoine » en soutenant la diffusion, c’est-à-dire la reprise d’œuvres récentes, et encourager la création. La difficulté est de rester ouvert à de nouvelles expériences ; on doit alors accepter le risque de voir certaines œuvres, conservées dans notre répertoire, remises en question par d’autres… En tant que formation spécialisée dans la musique du XXe siècle, l’Ensemble intercontemporain doit se produire ici comme ailleurs, se positionner à l’avant-garde – j’entends par là, « aller de l’avant » – et rapporter à son public les informations qui lui permettront de trouver ses repères, de se situer dans notre siècle et à l’orée du prochain.
 
L’Ensemble joue donc un rôle d’éclaireur et d’intermédiaire entre son public et la création contemporaine internationale ?
C’est bien là sa qualité d’ensemble « intercontemporain ».
Pour ce qui est de l’avenir, j’aimerais développer encore le lien et le croisement possible entre nos trois missions : création, diffusion des œuvres du répertoire et pédagogie.
Il nous faut garder à l’esprit que la diffusion est une forme de pédagogie, une manière de former le public à l’écoute de notre siècle en lui permettant de réentendre une œuvre dans un autre contexte. Lorsque l’Ensemble crée une œuvre nouvelle, nous devons décider si nous l’intégrons à notre répertoire. Nous nous posons alors la question de sa diffusion. De même le fruit de nos activités pédagogiques, tel le travail le travail d’enfants avec des musiciens de l’Ensemble est en lui-même un mode de création.
 
Depuis 1992, vous êtes tout à la fois chef titulaire et directeur artistique de l’Ensemble intercontemporain. Est-il important d’assurer conjointement ces deux fonctions ?
Tout à fait ! Mes activités de direction d’orchestre me permettent de penser mon travail de direction artistique en restant toujours en relation avec la réalité de la vie musicale. Tout dernièrement, les musiciens de l’Ensemble et moi-même avons travaillé avec de jeunes compositeurs, élèves du CNSM de Paris. Nous avons réfléchi à la manière de mieux noter leurs idées à travers l’écriture, la partition étant le seul outil grâce auquel ils pourront dialoguer avec leurs interprètes, donc avec leur public. Ce genre d’expérience pédagogique, à la frontière entre composition, interprétation et communication, nourrit mon travail de directeur artistique.
Mais en tant que chef d’orchestre, je suis confronté à la réalité du son comme à celle du public. Lorsque je dirige un concert, je suis entre les musiciens et les spectateurs, dont je sens la présence. A l’issue de l’exécution d’une œuvre, le directeur artistique responsable de la programmation que je suis aussi, doit pouvoir faire face au public, le regarder dans les yeux et lui dire: « Alors, qu’en pensez-vous ? »
 
Quels sont les tenants et les aboutissants de la programmation d’une saison musicale ?
La construction d’un concert joue un rôle essentiellement pédagogique. D’un pays à un autre, on remarque que la programmation varie et présente des tendances propres, tout comme chaque culture possède sa langue, ses goûts et ses perceptions en matière d’architecture, de théâtre, de peinture ou de gastronomie. L’écoute d’une œuvre venue d’ailleurs exige du public une certaine souplesse ; il lui faut mettre de côté ses habitudes d’écoute et opérer un véritable changement de perspective. La programmation doit savoir en tenir compte. La question des différences culturelles entre les publics et de la manière dont ils perçoivent une œuvre est liée à des phénomènes incontournables, à mon avis profondément ancrés dans le langage même.
 
On rejoint là les préoccupations des ethnomusicologues, comme les polémiques de l’interprétation de musique ancienne.
Tout à fait ! Il faut chercher à comprendre pourquoi une œuvre sera mieux accueillie dans une culture que dans une autre, savoir ce que cachent ces oppositions de point de vue. De même, on ne peut s’obstiner à comparer avec les mêmes critères d’analyse des œuvres aussi divergentes que celles de Brian Ferneyhough et de John Adams, par exemple, polémique sans fondement, discussion stérile à laquelle on assiste encore trop souvent en France. Interpréter une œuvre nouvelle, c’est toujours proposer un autre regard, d’autres modes d’écoute.
 
Un concert ne peut donc être une simple mise en série arbitraire d’œuvres musicales, mais doit répondre à une méthode de construction et révéler une forme qui prend sens d’une œuvre à l’autre ?
Le concert est le lieu d’une expérience unique, réunissant autour de différentes œuvres les mêmes protagonistes en un temps et un espace définis. Dans ce cadre, un programme doit être élaboré comme à la manière d’un menu. Il s’agit d’associer des éléments, toujours avec imagination, et d’amener l’auditeur, au fil du concert, à découvrir des liens nouveaux entre les œuvres qui lui sont proposées, des rapports parfois subtils et insoupçonnés. Chaque œuvre doit être éclairée par celles qui l’entourent. Construire un concert est en soi une forme de composition : pour reprendre une notion d’Umberto Eco, c’est une manière de créer une « œuvre ouverte ». D’une pièce à l’autre, le concert prend forme, une histoire se tisse, combine plusieurs niveaux de lecture, plusieurs interprétations possibles ; une manière de mettre chaque œuvre en perspective. Lors d’un concert, nous invitons le public à vivre une expérience inscrite dans l’instant, personnelle et originale, avec l’espoir qu’elle résonnera longtemps en lui. Prenons deux exemples dans la saison à venir. Le concert intitulé « Roaring Twenties » (« Les rugissantes années 20 ») aura lieu en décembre. Pour cette période de festivités, je souhaitais un concert d’esprit léger.
Nous nous sommes attachés à Stravinsky et Antheil, deux grands provocateurs des années qui suivirent la Première Guerre mondiale, période d’un grand souffle où la musique explosait dans toutes les directions et s’inspirait largement des arts populaires.
Dans Ragtime et dans ses Suites, Stravinsky développe une écriture tout particulièrement ludique et s’inspire des danses et de l’atmosphère du music-hall de ces années vingt. Dans un esprit assez proche, la Jazz Symphonie de l’américain George Antheil marie deux formes a priori antinomiques. A une époque où le jazz était encore synonyme de musique du diable, l’associer à la symphonie était une vraie provocation. Le Ballet Mécanique va plus loin encore : un chef-d’œuvre dans l’esprit du mouvement futuriste. Lors de sa création, cette œuvre devait être associée à un film que nous projetterons durant notre concert, une étonnante satire surréaliste réalisée par Dudley Murphy, Fernand Léger et Man Ray.
Face à ces œuvres, nous présenterons deux enfants terribles de cette dernière décennie. D’une part, Benedict Mason et son Double Concerto, pièce faisant à sa manière référence à la musique du passé et qui constituera ici un pont vers Stravinsky et Antheil. D’autre part, Michael Daugherty et son Dead Elvis. Cette œuvre reprend l’instrumentation de l’Histoire du Soldat de Stravinsky, et lui emprunte son drame faustien. Cependant, le personnage du soldat qui vend son violon au diable est substitué chez Daugherty par une figure emblématique de la musique populaire américaine, à savoir celle du King, Elvis Presley…
En février prochain, nous présenterons au Châtelet un concert mettant en miroir trois compositeurs d’origines très différentes, Igor Stravinsky, Franco Donatoni et Steve Reich.
Dans Noces, pour voix, pianos et percussions, Stravinsky adapte une sélection de textes populaires russes issus des rituels du mariage. Mais si Stravinsky emprunte quelques airs du folklore, là s’arrête la citation. La plupart des mélodies dans Noces sont originales, jouant sur la rythmique même de la langue, sur certains modes typiques du parler russe, mais dans une écriture vocale très personnelle.
Tehillim, pour voix et ensemble de Steve Reich, se compose d’un choix de psaumes en hébreu. Comme Stravinsky, Reich déploie une invention mélodique libre – la tradition orale du chant des Psaumes s’étant éteinte chez les juifs d’occident – une écriture vocale avant tout déterminée par la rythmique de la langue hébraïque.
Par ailleurs, Stravinsky construit les motifs des Noces sur trois ou cinq notes seulement, sans pourtant jamais donner le sentiment d’une pauvreté de l’invention mélodique.
L’écriture dite « minimaliste » de Steve Reich se fonde sur un principe comparable, lui permettant de créer une grande richesse mélodique et harmonique à partir d’une simple suite de quelques notes à peine variée. Si Reich s’éloigne avec Tehillim de son écriture répétitive, cette pièce constitue une réussite tout à fait originale qui ne rompt en rien avec l’esprit de son œuvre antérieure.
Certains artistes peuvent ainsi changer d’outil, de support ou de méthode, comme un plasticien passe de la peinture à la sculpture, sans que la personnalité et le style n’en souffrent. Chez Franco Donatoni dont nous créerons la pièce LEM II, une seule idée musicale génère des conséquences formelles totalement inattendues, une matière presque infinie et une œuvre d’une incroyable complexité. Donatoni me fascine en cela tout autant qu’un magicien sortant d’un chapeau une colombe, un lapin, que sais-je encore. Je suis certain que ces trois œuvres fonctionneront parfaitement ensemble, Stravinsky, Reich et Donatoni développant non seulement des méthodes d’écriture comparables, mais partageant un même goût pour l’emprunt à des œuvres antérieures. Il est vrai que programmer une création telle que LEM II est aussi un pari ; mais j’aime cette part de jeu et d’inattendu inhérente à toute action créative.
 
Cette année 1996-97, XXe saison de l’Ensemble intercontemporain, propose-t-elle un axe de programmation particulier ?
En effet, à l’occasion de cet anniversaire, fête tout à la fois commémorative et ouverte sur l’avenir, seront mises en évidence les œuvres qui ont été créées pour et par l’Ensemble. Certains concerts proposent des reprises, tels les Messages de feu demoiselle R.V. Troussova de Kurtag, Antara de Benjamin ou Midtown de Fénelon, associées à la présentation d’œuvres commandées spécialement pour cet anniversaire à Ferneyhough, Stroppa ; de plus, à travers les dernières créations de Carter et de Donatoni, nous soulignerons l’œuvre de compositeurs auxquels nous sommes restés fidèles et qui nous font confiance depuis plusieurs années.
Par ailleurs, je voulais mettre en évidence l’une des particularités dé l’Ensemble : réunir exclusivement des solistes engagés à deux tiers de temps, ce qui leur permet de poursuivre leur développement personnel et le travail nécessaire au maintien de leur haute virtuosité, et de nourrir en retour l’Ensemble de leurs expériences extérieures au groupe.
Durant cette saison, chaque musicien se produira au moins une fois en soliste afin de laisser le public apprécier ses qualités. Nous rappellerons ainsi que l’Ensemble intercontemporain, créé par un compositeur, Pierre Boulez, est bien le fruit d’une création vivante et collective, la synthèse des richesses personnelles et individuelles d’artistes s’exprimant à travers les activités du groupe.
 
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Extrait d’Accents n°1 – janvier-mars 1997