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Préludes à l’opéra – entretien avec Emmanuel Nunes

Entretien By Alain Boiteau, le 15/01/2006

Tel un préliminaire à la création de votre opéra l’année prochaine, vous avez récemment créé vos Épures du Serpent Vert. Qu’entendez-vous par « épure », et quels aspects de votre opéra ce terme éclaire-t-il ?
Le mot épure, dans le titre de l’œuvre, se rattache tout simplement à un aspect de la définition du mot telle qu’on peut la trouver dans le Littré. « Dessin d’une construction tracé sur une muraille ou un plancher, de la grandeur dont l’ouvrage doit être exécuté. » C’est plutôt le rapport à la grandeur nature et l’appartenance à un corps de forme déterminée qui serait pertinent dans le cas présent. La grandeur nature s’exprime ici par le fait que le déroulement réel de la partition, c’est-à-dire les tempi, la durée et l’ordre des événements restent inchangés par rapport à la partition intégrale de mon opéra Das Märchen. Ainsi, Épures du Serpent Vert n° 1 correspond au Prologue et au Tableau 1 de la scène I, Épures du Serpent Vert n° 2 correspond de la même manière aux Tableaux 2 et 3 de la scène 1. La différence entre Das Märchen et les Épures réside dans le simple fait qu’il n’y a plus de voix (ni parlée, ni chantée), plus de percussions, plus d’orchestre. Ceci veut dire qu’il ne reste qu’un « concertino » constitué d’une trentaine de musiciens.
 
Depuis combien de temps élaborez-vous ce projet d’opéra Das Märchen [Le Conte] ?
J’ai lu pour la première fois le conte de Goethe en 1975, et à partir de 1982, j’ai envisagé l’hypothèse d’un travail tourné vers l’opéra. En 1986, j’ai réalisé le premier découpage du texte et établi une première version en forme de pièce de théâtre. Dès lors, je me suis régulièrement penché sur tous les aspects du texte et de leurs rapports à la conception dramaturgique. Cette conception s’est forgée au fur et à mesure de l’établissement définitif du livret et est restée intrinsèquement liée à ma lecture de l’original de Goethe. À partir de 1996, tout le découpage de l’œuvre était achevé, mais ce n’est qu’à partir de 2002 que le matériau spécifiquement musical s’est constitué. Le début de la rédaction de la partition date de l’année suivante.
 
Votre approche de l’écriture s’est souvent illustrée par le développement d’une virtuosité telle que vous l’avez définie dans votre texte Lemmes : « […] dans mon esprit, le déroulement en temps réel de la “partition” informatique présuppose, entre les diverses dimensions de la programmation et les différents niveaux de l’écriture instrumentale, un contrepoint plus ou moins interactif, mais constant. » Comment ce type de virtuosité va-t-il s’exprimer dans votre opéra, et est-ce que l’utilisation de la voix vous a obligé à infléchir certaines de vos options premières ?
Comme vous savez, je n’ai jamais écrit pour voix seule, mais je me suis toujours beaucoup intéressé à la problématique de la voix chantée au XXe siècle. Mes seules œuvres utilisant la voix sont des pièces pour chœur. Dans Minnesang (1975, pour douze voix), on trouve un véritable contrepoint des différents modes d’expression vocale qui annonce Das Märchen. On peut trouver un équivalent à la virtuosité dont vous venez de parler, dans la manière dont chaque phrase du livret s’établit musicalement dans sa fonction à l’intérieur du contexte dramaturgique, et enfin, dans le déploiement instrumental et technologique qui informe chaque élément du texte.
Comme mes options premières concernaient l’univers de la parole, la virtuosité que l’on trouvera dans les parties chantées et/ou parlées sera inévitablement liée à la dimension musicale et vocale de l’expressivité, voire de mon interprétation de la prosodie et du sens du texte. Ainsi, la question de me voir obligé d’infléchir mes choix premiers ne se pose plus.
 
L’histoire de l’opéra a précisé votre vision, et les grands repères que sont Monteverdi, Mozart, Wagner, Debussy et Berg ont certainement alimenté votre réflexion. D’autres exemples, plus contemporains, vous ont peut-être indiqué ce que vous ne vouliez pas faire. Pensez-vous que la manière de représenter musicalement du théâtre ait tant changé que cela, dans les rapports de la musique à la dramaturgie ?
Je saisirai cette question par un paradoxe. La représentation musicale du théâtre, entre Il combattimento di Tancredi e Clorinda et Lulu, a bien sûr énormément changé. Mais l’essence dramaturgique des deux est fondamentalement la même, en ce sens qu’il s’agit de l’élévation du drame par la musique, et de la structuration dramatique de la musique par le texte. Si on appelle opéra Orfeo, Die Zauberflöte, Tristan und Isolde, Pelléas et Mélisande et Wozzeck, leur « lieu géométrique» se trouve dans ce même paradoxe. C’est dans le rapport du son du verbe au verbe du son musical que les traits distinctifs propres à chaque époque de l’histoire de la musique nous donnent la possibilité d’accéder à la constance de l’essence dramaturgique. En ce qui me concerne, l’enseignement majeur que j’ai pu peut-être recevoir de ma manière d’écouter ces opéras, je le ressens avant tout dans les modes d’incarnations très différents des textes par la musique. La primauté que je confère à tous ces modes fait que ma conception de Das Märchen ne passe aucunement par un quelconque conceptualisme, philosophique ou autre
 
Propos recueillis par Alain Bioteau