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Entretien avec Georg Friedrich Haas

Entretien By Eric Denut, le 15/09/2004

Pourriez-vous nous dire quelles expériences vous ont amené à devenir compositeur ?
J’ai pris relativement tôt, vers 17 ans, la décision de devenir compositeur. Après une première phase de ma vie où je me voyais plutôt avec une sensibilité littéraire, je me suis rendu compte que je pouvais m’exprimer beaucoup plus précisément avec des sons qu’avec des mots. J’ai alors commencé mes études à l’École Supérieure de Musique et des Arts plastiques de Graz en Autriche, suivies par des cours auprès de Friedrich Cerha à Vienne, puis les cours d’été à Darmstadt, enfin le stage d’informatique musicale à l’Ircam.
 
On peut lire dans certains commentaires que vous appréciez particulièrement l’expérimentation avec les sonorités. Dans quelle mesure cela se manifeste-t-il dans …Einklang freier Wesen… et Monodie ?
Dans Monodie, les véritables événements musicaux disparaissent derrière leur résonance et leur présentation sonore ; les fragments de la tonalité traditionnelle sont des symboles de l’érosion, de la dissolution, du souvenir. La musique reflète le modèle historique de la monodie ; les relations entre des lignes quasi cantabile et un espace sonore plutôt plat y sont réinterprétées avec les moyens stylistiques de la fin du XXe siècle.
Dans certains passages de …Einklangfreier Wesen…[i] , la musique devient si dense que les phénomènes particuliers perdent leur pertinence propre ; l’ensemble des événements sonores se laisse percevoir comme un champ harmonique en transformation. Mais on trouve également dans la pièce des situations dans lesquelles un seul son (selon le modèle de Giacinto Scelsi) ou un seul intervalle, d’une couleur et intensité en constante évolution, deviennent musicalement « actifs ». Les deux pièces ont ainsi en commun que leur forme se construit en suivant la dramaturgie des sons – comme c’est le cas dans la plupart de mes œuvres.
 
Vous avez affirmé : « Je fais aussi peu confiance aux analyses du son qu’aux tables de séries ». Cela signifie-t-il pour autant que vous défendez une conception purement intuitive de la composition ?
À l’origine de toute musique, il y a l’intuition. Même la décision de choisir tel ou tel principe de composition relève de l’intuition. Et j’espère que, dans ma musique, cette intuition et le contrôle rationnel s’équilibrent.
 
Dans …Einklang freier Wesen…, vous semblez également avoir eu envie d’expérimenter avec la forme. Conformément à son titre, l’ouvrage peut être interprété comme un tout, ou être décomposé par voix instrumentale ou partie formelle. Pourriez-vous nous éclairer sur ce point ?
…Einklang freier Wesen… se rapporte à une citation de Friedrich Hölderlin : « Je ressens en moi une vie qu’aucun Dieu n’a créée ni aucun mortel. Je crois que nous sommes nous-mêmes par notre propre être, et reliés si intimement avec le cosmos par notre libre envie… Que serait d’ailleurs ce monde, s’il n’était pas un accord d’êtres libres ? Si les vivants, par leur propre instinct joyeux, n’œuvraient pas ensemble pour une vie en harmonie, comme il serait sec et froid ! »[ii]
Mon intention était d’écrire dix pièces pour instrument seul, susceptible d’être jouées en même temps et de donner, ainsi interprétées ensemble, un tout plein de sens (ce qui peut aussi se formuler à l’envers : mon intention était d’écrire une pièce pour ensemble, dont les voix séparées pouvaient être interprétées comme pièces en solo). Des formations de chambre (duos, trios, quatuors) devaient également être possibles. Sur le plan de la technique de composition, j’ai dû pour cela définir des champs harmoniques à l’intérieur desquels les voix séparées pouvaient s’épanouir librement (de manière comparable à la tradition du contrepoint harmonique). Le titre de la pièce pour ensemble est donc …Einklang freier Wesen…, celui des formations plus réduites et des pièces en solo est …aus freier Lust… verbunde[iii].
 
Quelles sont les raisons de la présence sensible de Hölderlin dans toute votre œuvre ?
L’œuvre de Hölderlin m’accompagne depuis mon adolescence. La musicalité de la langue, sa sonorité, sa rythmique, m’ont fasciné. La tristesse profonde, la plainte de la perte des utopies et la croyance en des moments d’espoir restent toujours très touchantes et actuelles.
 
La partition de votre dernier opus, in vain, indique les différences d’intensité lumi­neuse qui doivent être mises en place dans la salle de concert. Une autre de vos pièces, Nichts, commence avant que le public ne soit entré dans la salle. Souhaitez-vous concevoir une dramaturgie générale du concert ?
La question de l’interprétation de la musique dans l’obscurité me préoccupe depuis longtemps (je l’avais déjà abordée dans un « opéra-minute », AdolfWölfli, en 1981). La question est : que signifie pour un instrumentiste le fait de jouer sans aide optique, à savoir sans chef, sans indication d’entrées, sans même pouvoir regarder une partition ou même son instrument ? Que signifie pour le public le fait d’écouter dans l’obscurité ? in vain, le troisième quatuor et l’opéra Die schöne Wunde sont d’autres étapes de mon cheminement ; ces œuvres m’ont aidé à explorer toutes les possibilités et à utiliser de manière artistique l’intensité croissante de la tension et de la perception sonore lors de la représentation.
 
Propos recueillis par Éric Denut


[i] Un titre que l’on pourrait traduire par …Accords d’êtres libres… (Note de l’auteur)
[ii] In Hyperion, 2nd volume, 2nd livre, ch. XXVII
[iii] …reliés… par notre propre envie