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Pierre Boulez : “Poésie pour pouvoir”.

Boulez 100, Éclairage By Christian Merlin, le 24/11/2025

Œuvre charnière de 1958, Poésie pour pouvoir marque la première rencontre de Pierre Boulez avec l’électronique. Inspirée par la puissance incantatoire de la poésie d’Henri  Michaux, cette pièce très ambitieuse pour l’époque explore un théâtre du son inédit. Reconstituée aujourd’hui, elle révèle un jalon essentiel de la modernité boulézienne à découvrir le 12 décembre à la Cité de la musique, en clôture de l’année célébrant le centenaire de la naissance du compositeur.  

En 1958, Pierre Boulez est en plein questionnement. Il révise des œuvres précédentes comme Le Soleil des eaux ou Le Visage nuptial, qui ne le satisfont pas, tout en préparant une création pour orchestre à Paris : Doubles. Rien d’étonnant à ce que sa Troisième Sonate pour piano et ses Structures pour deux pianos n’avancent pas ! Pourtant, c’est un autre projet qui le conduit à s’installer à Baden-Baden en juin 1958 : Poésie pour pouvoir, une commande de la Südwestfunk, où le directeur des services musicaux, son ami Heinrich Strobel, met à sa disposition le studio d’électronique récemment créé. Boulez ne quittera plus Baden-Baden.

À une époque de remise en cause de la notion-même d’œuvre, Pierre Boulez cherche une synthèse satisfaisante entre cohérence de la forme et liberté à l’intérieur du cadre. Pour la première fois, il décide de confronter une source sonore instrumentale et une source électronique, tout en recourant une fois de plus à la poésie. Après sa période René Char, il se tourne vers Henri Michaux et son recueil Poésie pour pouvoir. Une écriture d’une violence dure, qui sollicite le corps et la matière sonore. Boulez n’a-t-il pas toujours rêvé d’une musique hystérique et incantatoire ? Michaux avait conçu son poème pour être projeté sur des tablettes en bois clouées : pour le compositeur, c’est le son électronique qui se chargera de cette théâtralité.

Le dispositif prévoit trois orchestres étagés sur des praticables, nécessitant la présence de deux chefs, ainsi que plusieurs générateurs, modulateurs et magnétophones, et vingt haut-parleurs répartis dans la salle afin de diffuser les sons préenregistrés sur bande magnétique. Le poème fait office de jonction entre l’élément orchestral et l’élément électroacoustique. Ce dernier est de deux natures différentes : la lecture du texte de Michaux par un récitant et des sons purement électroniques, avec oscillateur.

La création a lieu à Donaueschingen le 19 octobre 1958 (photo ci-dessous), par l’Orchestre symphonique du Südwestfunk dirigé par Hans Rosbaud, avec la voix préenregistrée du comédien Michel Bouquet. Mais le compositeur est très insatisfait. En réalité, il est surtout déçu de la réalisation, marquée par d’insurmontables problèmes de synchronisation entre les ensembles instrumentaux et la partie électronique. Plus encore, il est frustré par la fixité de la bande magnétique, qui interdit toute souplesse. Il se plaint enfin de l’absence de hiérarchie entre les sons électroniques, contrairement au langage harmonique très codifié des instruments. Pour Boulez, qui ne garde pas un bon souvenir de son passage au Groupe de recherche de musique concrète de Pierre Schaeffer, la pensée est d’abord instrumentale, la machine n’étant là que pour prolonger et élargir les possibilités des instruments, et non y suppléer. C’est à elle de se mettre au service des musiciens, alors que dans le cas d’une bande magnétique immuable, c’est le contraire qui se produit.

Après avoir longtemps envisagé de réviser Poésie pour pouvoir, il retire l’œuvre de son catalogue. Il n’y eut pas d’autre exécution que celle de la création, avant que Marco Stroppa et Carlo Laurenzi ne se lancent, avec la technologie de l’IRCAM, dans la reconstitution de la partie électronique, permettant enfin de réévaluer un jalon non négligeable dans la création boulézienne, au Festival de Lucerne en août 2025, puis le 12 décembre à la Cité de la musique lors du concert de clôture de l’année célébrant le centenaire de la naissance de Pierre Boulez.

 

Photos (de haut en bas) : Pierre Boulez, Susanne Vogt, Fred Bürck, Hans Wurm,  au studio du Südwestfunk de Baden-Baden pour la réalisation de la partie électronique de Poésie pour pouvoir, 1958 © Elke Dorsch-Wagner, Honorarpflichtig / Couverture de Poésie pour pouvoir, Henri Michaux, Michel Tapié, René Drouin et Aligne Gagnaire © Suzanne Nagy-Kirchhofer, Bibliothèque Jacques Doucet Paris 2 / Création de Poésie pour pouvoir, Donaueschingen, 1958 : Landesarchiv Baden-Württemberg – Staatsarchiv Freiburg