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Hamlet et ses fantômes. Entretien avec Blaise Ubaldini, compositeur.

Entretien By Jéremie Szpirglas, le 24/09/2025

Du 7 au 19 octobre, le metteur en scène et cinéaste Kirill Serebrennikov convoque Hamlet et ses fantômes sur la scène du Théâtre du Châtelet avec un spectacle percutant revisitant la célèbre tragédie de William Shakespeare.  Sollicité pour une création musicale à la mesure – et peut-être démesure – de cette nouvelle œuvre scénique, le compositeur français Blaise Ubaldini nous raconte comment la musique s’y invente.

Blaise, vous avez déjà abordé le théâtre à plusieurs reprises de diverses manières (dont le monodrame Bérénice à l’Ircam en 2014 ou, plus récemment, pour une pièce de l’iranienne Leili Yahr) : comment se passe le dialogue avec Kirill Serebrennikov, et comment avez-vous procédé pour composer ?
C’est un projet qui s’est créé très rapidement. La musique a été écrite en trois mois, ce qui, pour une œuvre de cette nature et de cette envergure, est un véritable exploit.
Aussitôt arrivé dans le projet, début 2025, j’ai pu échanger avec Kirill par téléphone. Nous sommes tombés d’accord sur le principe, et avons rapidement fixé les (très) grandes lignes du spectacle : la coexistence d’une musique académique et d’une musique populaire, une intrication profonde du théâtre et de la musique, sur le plan non pas formel mais narratif, et un grand ensemble au sein duquel se retrouvaient quelques instruments spécifiques. Au fil des semaines, nous nous sommes reparlés longuement et à de nombreuses reprises, constatant rapidement que nos imaginaires concordent parfaitement. Après quoi tout s’est fait dans un esprit de grande confiance de part et d’autre. Chacun a avancé de son côté, tissant du matériau, en se tenant l’un l’autre constamment informés par SMS. Comme un Tetris mental, toutes les pièces semblaient s’emboiter parfaitement ! Peu à peu, des idées musicales se sont dégagées pour structurer la pièce. Pour gagner en efficacité, j’ai réalisé des maquettes de chaque mouvement, ainsi qu’une réduction piano pour les répétitions scéniques.
Nous nous sommes enfin rencontrés en chair et en os au Théâtre du Châtelet en juin, rencontre au cours de laquelle nous avons traversé l’ensemble du script. Je laisse à présent Kirill aller jusqu’au bout de sa vision en sachant qu’il respecte la mienne. Nous savons tous les deux que c’est ce qui se passera sur le plateau le jour de la première qui importe.  

Comment s’articulent musique et action théâtrale, en termes de forme ou de matériaux notamment ? Est-ce du théâtre musical ou une musique de scène ?
Dès le départ, il était clair que la musique allait jouer un grand rôle, et qu’on se dirigeait vers une sorte d’opéra joué et non chanté — bien qu’il y ait tout de même quelques chansons. 
La musique est donc responsable tout autant que le théâtre de la progression dramaturgique et narrative. Simplement, elle le fait à sa manière, c’est-à-dire en apportant un éclairage émotionnel qui accompagne ou contrecarre le jeu des acteurs. C’est un tissage narratif rendu possible par le fait que la musique n’a pas abandonné son propre discours. Dans les faits, je me suis raconté ma propre histoire en composant la musique. J’ai développé des thèmes qui me sont chers à partir du script, et la musique véhicule une vision très personnelle des thématiques abordées dans la pièce de Kirill. Plutôt qu’un dialogue, je parlerais donc d’un tissage dramatique ou d’une entité dramaturgique à deux têtes.


Comment se passe le travail au plateau avec Kirill Serebrennikov (photo ci-dessus) ?
Pendant la première phase de répétition au plateau avec les comédiens, l’œuvre a pris son indépendance par rapport à la pièce de Shakespeare. Il n’avait jamais été question pour Kirill de confectionner une simple mise en scène de l’œuvre originale, mais bien de livrer une vision actuelle du monde à travers le drame originel, en réactivant cette problématique du doute et de l’engagement dans l’action si prégnante aujourd’hui. Néanmoins, pendant la phase d’écriture, le titre de notre projet était simplement Hamlet. Au cours des répétitions, c’est devenu Hamlet/Fantômes
Cette dimension fantomatique est intéressante, car elle permet de mettre en lumière le caractère intemporel de ces questions de doute face à l’action et d’hésitation dans l’engagement. Des questions qui reviennent nous hanter régulièrement. Bien avant Hamlet, et dans une tout autre tradition culturelle, en l’occurrence le poème épique du Bhagavad-Gîtâ, le grand héros Arjuna se trouve déjà paralysé sur le champ de bataille, pris par un doute existentiel. Si notre projet conserve une dimension pleinement artistique, axée sur la transmission d’émotions à travers la découverte d’imaginaires multiples, c’est à ce même spectre que nous donnons aujourd’hui une voix cathartique dans Hamlet/Fantômes.

À propos de fantômes, comment aborder la composition d’une musique pour cette nouvelle pièce qui s’empare d’un texte nimbé de mythes ?
Au concept de mythe — que je trouve trop pictural —, je préfère celui d’archétype, qui me semble plus incarné. C’est ce qui traverse Hamlet : la peur de la mort, la solitude, le sens de la vie, qui font de la pièce de Shakespeare un véritable miroir existentiel.
L’idée est de retravailler la tragédie de Shakespeare pour en tirer une série de tableaux explorant, chacun soit le point de vue singulier d’un des personnages de la pièce, et donc selon sa sensibilité (du moins celle que nous pouvons imaginer à partir du texte originel), soit un angle particulier : Hamlet comme violence. Hamlet comme mythe. Hamlet comme diagnostic. Hamlet comme rhizome. Hamlet comme phobie. Hamlet comme souvenir.…
Chaque tableau a donc un caractère très fort auquel la musique doit faire écho, mais sans perdre la cohérence du tout.

 

Le travail au plateau suscite-t-il de nouvelles idées musicales ?
Oui ! Et on pourrait même voir l’ensemble des interprètes comme un troisième visage de cette œuvre. Dans son essai Le grain de la voix, Roland Barthes expose son concept de grain : « le corps dans la voix qui chante, dans la main qui écrit, dans le membre qui exécute ». Je crois que c’est ce que nous avons essayé de faire : une œuvre qui a du grain, résolument organique et qui parle au corps. 
Une fois au plateau, la rencontre entre le jeu des acteurs d’un côté, et la musique et le script de l’autre, a naturellement nécessité des aménagements. Par exemple, certains acteurs ont réagi à la musique d’une manière surprenante, adoptant un ton et un timbre de voix très différents de ce que j’imaginais, n’hésitant pas à modifier le script. Après une première phase au plateau, l’équipe a collecté les modifications à apporter et me les a transmises à travers des documents écrits ainsi que des vidéos enregistrées lors des répétitions. Une nouvelle partition a alors été éditée qui intégrait des modifications d’orchestration afin de toujours mieux servir le propos. Lorsque je serai à Paris pour la dernière ligne droite, nous finirons de sculpter le tout à quatre mains, à travers une nouvelle série d’aménagements moins structurels.

Photos (de haut en bas) : © Christian Mewly / © Vahid AMANPOUR