Bleu Miró. Entretien avec Hèctor Parra, compositeur.
EntretienLe jeudi 26 juin, dans le cadre du Festival ManiFeste 2025 de l’Ircam, le trompettiste Clément Saunier et l’Ensemble intercontemporain créeront Triptyque bleu d’Hèctor Parra, un nouveau concerto pour trompette, ensemble et électronique. Le compositeur catalan y renoue avec l’une de ses grandes sources d’inspiration : la peinture, en l’occurrence celle de Joan Miró.
Votre œuvre dialogue couramment avec la peinture, du Greco à Antoni Tàpies en passant par votre professeur Francesc Miñarro. Et votre nouveau concerto pour trompette, Triptyque bleu, est directement lié à l’œuvre du peintre catalan Joan Miró.
Oui, et plus particulièrement à son fameux triptyque Bleu, l’un des emblèmes du Centre Pompidou. C’est la première grande peinture que Miró sort de son tout nouveau et lumineux atelier de Majorque. Chaque tableau fait plus de trois mètres de long et presque trois mètres de haut. C’est immense. Et c’est surtout très différent de l’œuvre antérieure. Pour ce triptyque, j’ai développé avec l’Ircam une installation au Centre Pompidou dont Triptyque bleu sera une sorte de réminiscence. J’en parle beaucoup avec Clément Saunier depuis des années. Dans ma tête, le son métallique de la trompette est étroitement associé au bleu océanique.
Sur la peinture de Joan Miró, les écrits de Kandinsky distribuent un régime d’analogies déjà très balisé. Avez-vous cherché à vous en émanciper ?
Miró était un grand ami et admirateur de Kandinsky. Il a été très influencé par les maîtres de la peinture abstraite. Mais il était plus jeune et a développé un côté plus symbolique qui a été propulsé par le surréalisme. Néanmoins, dans le triptyque Bleu, le côté symbolique n’est pas aussi structuraliste que chez Kandinsky ou chez Klee, qu’il admirait aussi énormément. Miró y explore un dépouillement extrême, qui doit être mis en relation avec la nouvelle phase créative de l’artiste catalan, alors fortement influencée par l’art japonais. Et c’est précisément l’un des aspects sur lesquels je souhaite le plus travailler pour ma musique, pour mon approche de la densité et de la texture musicale. Je me sens plus proche de sa peinture des années 1930 et 1940, des peintures sauvages que Miró a réalisées sur cuivre quand il était encore en Catalogne, juste avant la guerre civile espagnole. Ou encore, de sa série de vingt-trois Constellations, extraordinaires et scintillantes, épicentre de toute son œuvre, et peintes entre la fin de son exil en France et le début de son « exil intérieur » en Espagne franquiste, dans lequel il a été forcé par l’invasion nazie en juin 1940. Par contre, dans les trois Bleu, l’artiste, qui en était déjà à une autre étape de sa vie, parvient à exprimer, à faire ressentir, un dépouillement absolu de l’âme. Miró a expliqué qu’il avait dépensé beaucoup d’énergie pour penser son triptyque, et beaucoup moins de temps à le faire.
Qu’est-ce qui vous a incité à travailler avec le trompettiste Clément Saunier ?
En 2020, en pleine pandémie, j’ai composé, avec le poète majorquin Arnau Pons, un cycle de deux heures pour piano à quatre mains, objets et acteur inspiré des 23 Constellations de Miró. L’une d’entre elles, L’Étoile matinale (la n° 6), a d’abord été écrite pour quatuor instrumental avec trompette soliste, et dédiée à Clément Saunier et à l’Ensemble intercontemporain, qui l’ont enregistrée lors d’un marathon de créations au Théâtre du Châtelet. Dans cette constellation, Miró avait tissé une bataille en filigrane entre un oiseau monstrueux et un chien reptilien, arbitrée par un poisson mystérieux. Cette expérience picturale m’a amené à développer un langage extrême de la trompette, en symbiose avec un autre instrument que j’adore, le hautbois.
Après, dans la Constellation n° 20, Chiffres et constellations amoureux d’une femme, on a l’impression de voir le corps d’une femme qui prend la forme d’une immense tête d’éléphant. Ce sont des monstruosités dont il faut tenir compte. Miró se sentait proche de la tératologie (l’étude de la malformation chez les êtres vivants). Mais dans les années 1950, il sublime cette monstruosité par une irisation sans pareille des couleurs, monstruosité qu’il a certainement traversée et sentie dans sa chair pendant la guerre civile espagnole qu’il a vécue en France en tant qu’exilé. Et dans les années 1960, une fois à Majorque, Miró a certainement trouvé une paix intérieure. Il était dans une quête permanente des éléments fondamentaux de l’existence et de la nature humaine. Quand il travaille sur le triptyque Bleu, on peut percevoir cette quête d’une manière plus rêveuse, mais plus explicite en même temps, car le bleu n’est pas la couleur de la terre, mais la couleur de la mer, du ciel, de l’inconnu, du rêve. Et la trompette me fournit ces sentiments, cette matière « terrestre » grâce à une sonorité et à une articulation étroitement liées à la matière.
Mais vous imaginez quand même une œuvre très dépouillée…
Oui, dans un sens émotionnel, mais peut-être aussi orchestral. C’est un nouvel état de joie. Après l’expérience de l’exil, de la guerre, au lieu d’aller aux États-Unis comme certains de ses amis, dont Josep Lluís Sert, il décide avec sa femme Pilar et sa fille de dix ans, Maria Dolors, de retourner dans l’Espagne franquiste, qui lui est complètement ennemie. Il passe un an dans un anonymat absolu. Il signe ses lettres avec le nom de sa femme, parce qu’il a peur des représailles. C’est là qu’il développe et que culmine son style pictural le plus emblématique. C’est tout ce parcours humain qui m’inspire aussi : mon concerto pour trompette et électronique va donc être une pièce différente du reste de mon catalogue parce que je me confronte à une œuvre mirónienne immersive et dépouillée. Son triptyque Bleu est apparemment simple, mais il a une profondeur stupéfiante, qui dégage une poésie texturale dans laquelle je vais m’explorer moi-même sous des aspects que je ne connais pas encore.
Photos (de haut en bas) : Hèctor Parra © Amandine Lauriol / Triptyque Bleu I, Bleu II, Bleu III de Joan Miró (huile sur toile, 1961), derrière son Oiseau lunaire (bronze, 1966), Centre Pompidou, Paris © Jean-Pierre Dalbéra, Flickr
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