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« Explorer la couleur et l’espace sonore ». Entretien avec Charlotte Bray, compositrice.

Entretien By Michèle Tosi, le 15/12/2024


L
e 6 janvier 2025, l’Ensemble intercontemporain lancera les célébrations du centenaire de la naissance de Pierre Boulez, à la Philharmonie de Paris. Partageant l’affiche avec quelques-uns des chefs-d’œuvre du maître, le programme de ce concert événement ne pouvait faire l’impasse sur la création. L’EIC accueillera donc, pour la première fois, la compositrice britannique Charlotte Bray, qui présentera une nouvelle œuvre pour grand ensemble, Nothing Ever Truly Ends, spécialement commandée pour l’occasion.


À l’affiche du premier concert ouvrant les célébrations du centenaire de la naissance de Pierre Boulez, en 2025, votre nouvelle œuvre Nothing Ever Truly Ends est écrite à la mémoire du compositeur et fondateur de l’EIC.
Je n’ai rencontré Pierre Boulez qu’une seule fois, en 2009, alors qu’il animait un atelier sur une de mes pièces d’ensemble. Il m’a livré de précieux conseils, sur l’œuvre elle-même mais aussi, de manière générale, sur le processus de composition. C’est un souvenir vif qui m’est resté toujours présent à l’esprit, me rappelant ses remarques claires et concises sur certains points. Il s’est demandé, par exemple, ce qu’il adviendrait si le rythme ralentissait. Quelles possibilités créatives cela pourrait ouvrir dans l’espace disponible ? Et quelles seraient alors les possibilités d’introduire des éléments supplémentaires ? Envisager la pièce à travers le prisme de son enseignement – la manipulation de la vitesse et du temps, l’exploration de la couleur et de l’espace sonore – a été fondamentale dans l’élaboration de Nothing Ever Truly Ends.


Ce titre, Rien ne finit jamais vraiment, entretient un lien fort avec votre nouvel opéra American Mother qui sera créé en mai 2025 à Hagen (Allemagne)…

Le titre Nothing Ever Truly Ends est en effet la toute dernière ligne du livre American Mother dans lequel le célèbre auteur irlandais Colum McCann raconte l’histoire de Diane Foley, la mère du journaliste américain James Foley enlevé puis assassiné par le groupe État islamique en 2014. Cette femme au courage et à l’humanisme immense trouva la force d’affronter les bourreaux de son fils, accordant même son pardon à l’un d’entre eux, renonçant ainsi à la haine. Faire le choix du bien dans ce monde, malgré les temps hostiles et dangereux dans lesquels nous vivons : c’est l’histoire sur laquelle est basé mon premier opéra de grand format écrit sur le livret de McCann. Elle a également fait naître ma nouvelle pièce pour ensemble qui s’inscrit dans le même espace.

Vous soulignez la dimension du rituel : en faisant revenir six fois la même section de deux mesures (ritualistic) avec les sonorités emblématiques du bol asiatique, des cloches à main et la fréquence des notes tenues. Doit-on y voir une allusion à Rituel, « in memoriam Bruno Maderna » de Pierre Boulez, avec notamment cette cellule rythmique récurrente qui domine également dans Rituel.
Il n’y a pas d’allusion volontaire à Rituel de Boulez, même si la pièce pourrait très bien y être associée. En effet, de la même manière, les séquences notées « ritualistic » sont un mécanisme structurel dans lequel s’inscrit la forme globale de la pièce. La palette percussive a été choisie pour incarner l’idée d’un sacrifice mais c’est aussi une façon de suspendre le temps lors de ces courtes sections où résonnent les percussions métalliques sous un accompagnement très silencieux.

Les modes de jeu sur les cordes sont nombreux. Différentes sourdines sont en outre utilisées par les vents. Quelle qualité de timbre avez-vous recherchée en particulier ?


Je m’efforce de créer dans cette pièce un univers sonore très particulier, transportant l’auditeur dans un lieu unique et isolé qui peut d’ailleurs être différent pour chacun. Une pièce d’ensemble avec une telle instrumentation est l’espace idéal pour traiter les instruments d’une manière très spécifique, où chaque voix peut être entendue.

 

La présence du cymbalum dans un tel contexte questionne. A-t-elle une signification particulière ? Est-ce une autre réminiscence « boulézienne » ?

Le jeu du cymbalum s’inspire en effet de l’usage que Boulez en a fait, notamment dans Répons. Je n’avais encore jamais écrit pour cet instrument auparavant, c’était donc une excellente opportunité de le faire dans le cadre de ce concert.

Parlant de votre écriture en général, vous évoquez la dimension mélodique et un certain élan lyrique. Quels seraient vos mots pour rendre compte de votre nouvelle partition ?

Je suppose que la notion de mélodie et de lyrisme varie selon celui qui écoute mais j’ai recherché cette double dimension dans ma partition. Quant aux timbres, ils façonnent une palette sonore d’une beauté étrange et suspendue ; l’expression y est parfois tendue, sombre et même sinistre. Dans l’ensemble, la musique se développe à travers chaque section mais aussi sur une arche plus grande, jusqu’à un point culminant aux deux tiers du parcours. La tension se relâche ensuite et l’atmosphère du début revient, avec les battements d’ailes d’un oiseau, un chant léger et plaintif…

Vos maîtres en composition se nomment Mark-Anthony Turnage, Oliver Knussen, Colin Matthews, Magnus Lindberg. Que vous ont-ils transmis ? 

J’ai étudié principalement avec Mark-Anthony Turnage avec qui j’ai acquis une connaissance très approfondie de l’harmonie, de l’orchestration et de la forme. Je suis fascinée par les techniques de développement et j’ai beaucoup appris de Mark-Anthony à ce sujet. Oliver Knussen fut pour moi un mentor et un ami très cher. Son oreille était tellement incroyable ! En travaillant avec lui, j’ai vraiment fait l’apprentissage de l’écoute. J’ai débuté avec un merveilleux professeur et compositeur, Joe Cutler, au Royal Birmingham Conservatoire. Ces études ont été passionnantes et fondamentales pour moi qui suis venue à la composition relativement tard, à 20 ans.
 

Comment définiriez-vous votre esthétique musicale ?

Ce qui prime toujours, c’est la ligne et la direction, ainsi qu’un fort sens du lyrisme – incluant souvent la mélodie que j’ai à cœur de faire entendre. Pour moi, créer un lien avec le public à travers ma musique est primordial. J’essaie avec chaque nouvelle œuvre d’explorer le « paysage » d’une manière différente. J’entends par là l’utilisation des instruments de l’ensemble, la façon dont j’aborde la couleur, la structure, l’harmonie, l’organisation rythmique…

Découvrir la musique de Charlotte Bray :

Photos de haut en bas : © David Beecroft / © Anne-Elise Grosbois