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Naissance et renaissance d’une œuvre : « Newborn » de Roberto Negro.

Entretien By Jéremie Szpirglas, le 23/09/2024

Le 26 septembre, au Studio de l’Ermitage (Paris), Roberto Negro, Michele Rabbia et les solistes de l’Ensemble intercontemporain remonteront sur scène pour une nouvelle reprise de Newborn, œuvre atypique créée en 2022 et cherchant à «brouiller les frontières entre écriture et improvisation.» Roberto Negro revient sur la genèse de ce projet, qui continue à vivre et évoluer.

Roberto, comment est né Newborn ?
Avant tout de ma rencontre avec Nicolas Crosse et Éric-Maria Couturier, lors d’un concert de musique improvisée ! Cette rencontre initiale a débouché sur la formation d’un petit trio informel avec Nicolas et Michele Rabbia, un percussionniste qui mêle avec brio improvisation et musique électronique. Dès 2019, nous avons commencé à expérimenter, avec la volonté de questionner nos pratiques respectives, sans nécessairement avoir d’idée en tête pour la suite. Au fil des discussions, toutefois, Nicolas nous a proposé de tenter une nouvelle forme de création, différente à la fois de celle dont Michele et moi-même étions coutumiers sur nos scènes respectives, et de celle de l’Ensemble intercontemporain.
Pour ma part, j’aspirais depuis quelque temps à me confronter au grand ensemble instrumental, en cherchant à brouiller les frontières entre écriture et improvisation. Cette idée d’aller au-delà des schémas habituels m’animait profondément.

Nicolas a sondé ses collègues de l’EIC pour identifier ceux qui, parmi eux, seraient tentés par l’aventure. Par un heureux hasard, la formation résultante s’est avérée équilibrée. L’enjeu était de travailler de manière empirique, en organisant une ou deux sessions de travail par mois, sur plusieurs mois, pour bâtir ensemble un discours collectif où l’improvisation à plusieurs ou en solo serait explorée. À chaque séance, j’apportais du matériau musical à éprouver collectivement. Entre les sessions, j’avais le temps de (re)composer et d’intégrer le matériau, y compris les propositions de Michele avec lequel je travaillais en parallèle pour définir un univers électronique qui viendrait englober la dimension acoustique : sampling et synthés modulaires sont les outils que nous avons le plus utilisés. Au fil des mois, j’ai pu mieux connaître ces musiciens, leurs envies, leurs univers, leurs caractéristiques techniques. Tous ne se sont pas adonnés à l’improvisation ; certains solos, bien que paraissant improvisés, sont en fait rigoureusement écrits — mon désir était de mettre en valeur les talents de tous ces solistes.

Ainsi est née une forme musicale d’une heure, fruit d’un travail d’écriture personnelle, créée en novembre 2022. Ce processus reflète ma manière de travailler : nourrir mon écriture des rencontres et des personnalités des musiciens, en mettant ensemble les gestes de chacun. C’est sans doute lié à ma personnalité : je suis le pilote de ce qui se construit.

Comment qualifieriez-vous ce projet ?
Je crois que le terme qui convient le mieux est « transversal ». Ce projet incarne pour moi une démarche à la fois musicale et philosophique, presque politique. Le décloisonnement, qu’il soit artistique, générationnel, technique ou esthétique, est une idée qui me tient à cœur.

Philosophiquement, je crois en la porosité entre les disciplines, et en l’enrichissement mutuel qui en découle. Trop souvent, le paysage artistique, notamment en France, reste cloisonné en « silos ». Cela empêche un véritable dialogue entre les disciplines, les générations, et même les « niveaux techniques ». Or tout peut, et doit, se décloisonner. Sans quoi ce serait se priver d’une grande richesse. Heureusement, les lignes bougent : les musiciens des nouvelles générations partagent un savoir de base commun. Pratiquer l’improvisation ne suppose pas forcément de faire du swing. C’est un point sur lequel j’ai insisté dès le départ avec les musiciens de l’EIC : il faut bien veiller à ne pas sombrer dans le pastiche ou la caricature, et s’inscrire dans une véritable démarche de création pour donner du sens au discours. Cela nécessite du temps.

Le décloisonnement a aussi été une source d’apprentissage pour moi. Les musiciens de l’EIC ont à cet égard fait preuve de beaucoup de pédagogie, me permettant d’acquérir de nouvelles perspectives. De leur côté, certains m’ont également dit avoir tiré des enseignements de ma pratique. Cet échange réciproque constitue l’essence même de cette transversalité.

Comment, de là, avez-vous travaillé la forme ?
La musique est, par nature, un art du temps, et ma manière de composer s’appuie sur une relation intime entre le son, la temporalité et les énergies humaines en présence. Mon approche de la forme est donc assez poreuse, jalonnée de nombreux allers-retours entre l’écriture individuelle et l’expérimentation collective. Cela ne peut fonctionner ainsi que si la question de la forme n’est pas figée en amont. La forme se construit au fur et à mesure, en réagissant aux propositions des musiciens et à l’énergie du moment. Bien sûr, je me fixe parfois un cadre initial pour amorcer le travail, mais je laisse ensuite beaucoup de place à l’empirisme et à la sérendipité. Ce processus nécessite une attention constante aux transformations de la forme qui se déploie, tout en veillant à conserver une certaine tension dramaturgique, indispensable pour laisser émerger des émotions. Newborn s’articule ainsi comme une constellation composée de quatre grandes sections, ponctuées d’interludes miniatures souvent centrées sur un ou deux solistes. Ces interludes apportent des respirations qui contribue à la continuité du discours.

Ce genre de méthode de création doit réserver quelques tours et détours surprenants…
Absolument ! Je reste très perméable à la surprise, c’est presque un outil d’écriture pour moi. Concernant Newborn, j’en donnerais deux exemples. Le premier concerne un interlude composé pour la harpe électrique de Valeria Kafelnikov : c’est une miniature impalpable, fuyante, comme une fenêtre qui s’ouvre, sur un langage chromatique sans appui tonal, mais mue par une rythmique très intense. Dès le départ, je voulais un discours qui évoque une certaine spontanéité, qui ait un parfum d’improvisation. Il se trouve qu’un jour, alors que j’étais en train de travailler à l’ordinateur — sur tout autre chose d’ailleurs —, ma fille est venue me voir, a grimpé sur mes genoux, et a appuyé sur une touche au hasard, déclenchant un arpégiateur. Elle a ainsi joué deux ou trois petites séquences, puis elle est partie comme elle était venue. Ce qu’elle avait généré dégageait exactement le caractère que je cherchais. L’ordinateur avait tout enregistré et, après quelques ajustements mineurs, j’ai transcrit le tout sur la partition. Quand j’ai raconté la chose à Valeria, elle est tombée des nues !

Un autre exemple qui relève de la sérendipité la plus pure. Lors de notre première résidence de création à Mulhouse, la scénographe Caty Olive avait imaginé un décor constitué d’éléments en bois. Toutefois, pour sa présentation initiale, elle en avait construit une maquette en carton. Le pliage du carton avait créé des fissures, des fentes aléatoires, par lesquelles passaient des jeux de lumière fascinants. Finalement, nous avons choisi de conserver le carton.

De quelle manière la pièce a-t-elle évolué au fil des concerts ?
L’essence du discours musical est restée inchangée mais, par nature, une pièce incorporant des formes improvisées ne peut jamais être identique d’une représentation à l’autre. Elle évolue avec les musiciens, leur énergie et l’instant présent. Ce qui me passionne dans ce processus, c’est l’équilibre que je cherche à maintenir entre une architecture formelle rigoureuse et l’insertion d’éléments improvisés, qui rendent chaque interprétation unique.

C’est le même discours. Simplement, nous avons donné cinq concerts et réalisé un disque. Ainsi la musique a mûri. J’ai apporté quelques ajustements à la forme, écourté certains passages, rééquilibré les temps de parole. Mais ce ne sont aucunement des révolutions : simplement des variations.  Je crois que les musiciens de l’EIC ont apprécié cette dimension. Ce modus operandi sort de leur cadre habituel : ils ont pu jouir du plaisir de faire mûrir une pièce.

Quel témoignage de la pièce l’enregistrement et la captation laissent-ils ?
Dans le cadre des musiques improvisées, le travail est toujours inachevé, toujours renouvelé, mais le disque le fixe — comme un instantané, une photo à un instant t. Pour cet enregistrement, j’ai pris le temps de repenser certains aspects de la pièce : la version enregistrée est plus courte que celle jouée en concert et laisse moins de place à l’improvisation. Le disque propose donc une lecture plus concise et plus contrôlée de l’œuvre.

Propos recueillis par Jérémie Szpirglas

Photo (de haut en bas) : 1-3 © Quentin Chevrier / 4 © EIC