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Yalda Zamani : Envisager la direction d’orchestre comme un tout.

Entretien By Jéremie Szpirglas, le 10/07/2024

Depuis le début de cette année, l’Ensemble intercontemporain accueille une nouvelle venue : Yalda Zamani est cheffe assistante de Pierre Bleuse, aux côtés de Daniel Huertas et Kyrian Friedenberg. Née à Alger, Yalda Zamani a grandi à Téhéran avant de faire ses études à Vienne puis à Francfort, et de fonder à Hambourg un orchestre de chambre : le Chamber Orchestra Elbe. Remarquée lors de la dernière édition du concours de cheffe La Maestra, la jeune musicienne se distingue par un imaginaire riche et éclectique, en même temps que par sa démarche musicale réfléchie et intense. Rencontre.

Yalda, vous êtes née à Alger mais vous avez passé votre enfance à Téhéran. Quel effet cela a-t-il eu sur votre rapport à l’art et plus particulièrement à la musique ?
J’ai grandi dans une famille où l’on parlait le français et le farsi, immergée dans une atmosphère chargée de poésie moderne persane et française, d’art avant-gardiste, avec un net penchant pour le surréalisme, à la fois en littérature et en cinéma. C’est ainsi que, adolescente, j’essayais de donner sens aux réalités contrastées qui coexistent au sein de la société iranienne. Ayant vécu à Téhéran dans les années 1980 et 1990, j’ai acquis une profonde compréhension du pouvoir potentiel du modernisme en tant que trésor d’inspiration et de résistance au cœur de sociétés qui s’animent dans le secret, en dépit de la censure et de la répression. De la même manière que le surréalisme a procuré un refuge et un exutoire à l’énergie et à l’imagination artistiques refoulées de l’Occident des années 1920. Cet environnement culturel éclectique a contribué à façonner ma sensibilité artistique.

Comme beaucoup de mes amis musiciens, esprits révoltés de Téhéran, j’étais fascinée par des œuvres emblématiques de leurs époques qui, non seulement repoussaient les limites du possible artistique, mais représentaient des manifestes quant à la condition humaine et les enjeux sociétaux. Des œuvres telles que Mathis Der Maler de Paul Hindemith ou le Quatuor pour la fin du temps d’Olivier Messiaen. Je me souviens d’un concert à Téhéran au cours duquel mes amis n’avaient été autorisés à interpréter le Quatuor à cordes n° 8 de Chostakovitch qu’à la condition de retirer la dédicace « aux victimes du fascisme et de la guerre » des notes de programme. Ce genre d’interdictions souligne le rôle vital de l’art contemporain dans une société telle que celle où j’ai grandi, ainsi que la pertinence de l’y faire connaitre.

Comment êtes-vous devenue la musicienne que vous êtes aujourd’hui ?
Dès mon plus jeune âge, le rythme m’a captivée. Mon père, qui était architecte, a beaucoup influencé mon développement esthétique. Je me souviens d’un livre qu’il avait au sujet de Le Corbusier, dans lequel j’ai découvert le couvent dominicain de L’Arbresle, à la conception duquel Xenakis s’est profondément impliqué. Le jeu rythmique de la lumière et de l’ombre, à l’extérieur, et le réalisme brutal de son intérieur ont résonné en moi, m’amenant à explorer la musique de Xenakis et ses contemporains. Et la confluence de l’architecture et de la musique est devenue un thème récurrent dans ma perception du rythme et de la structure. J’ai également été profondément émue par le pouvoir du primitivisme en tant que source première d’expression artistique, dans des œuvres telles que le Sacre du printemps de Stravinsky que j’ai découvert sur scène dans la chorégraphie de Maurice Béjart.

Est-ce là d’où vient votre intérêt pour la musique contemporaine ?
En partie. Il vient aussi d’un désir précoce de composer, mais mes premières vraies expériences de la musique moderne ont eu lieu au cours de mes études à Vienne. Me plongeant dans les deux Écoles de Vienne, j’ai vu la modernité comme une évolution naturelle des traditions passées, et non comme un territoire hors sol. En tant que deuxième soprano du Chœur Singverein de Vienne, j’ai chanté des œuvres d’Arthur Honegger, Messiaen et Poulenc aux côtés de Brahms, Mozart et Dvorak, ce qui m’a ouvert à de nouvelles complexités harmoniques et rythmiques. J’ai ensuite été cheffe assistante pour une production universitaire de The Rake’s Progress de Stravinsky, et j’ai dirigé des concerts d’étudiants au festival Wien Modern ainsi que des pièces d’élèves du département de composition. Ces expériences ont renforcé mon goût pour les musiques de notre temps. Cela m’a conduite à m’impliquer dans l’Ensemble Modern Academy à Francfort dont les nombreuses commandes m’ont permis de me plonger plus avant dans ce répertoire.

Au cours de vos études à Vienne, vous avez également travaillé le clavecin : quelles parallèles faites-vous entre musique ancienne et musique contemporaine, dans l’approche et la pratique ?
D’abord et avant tout, bien que souvent considéré comme un instrument du passé, le clavecin est doté d’un large répertoire d’œuvres écrites pour lui aux XXe et XXIe siècles, ce qui justifie amplement une réévaluation de son rôle dans la musique contemporaine. Encore aujourd’hui, son univers sonore extraordinaire, redécouvert par des pionniers comme Wanda Landowska au début du XXe siècle, mériterait une plus grande présence sur la scène contemporaine.

En ce qui me concerne, j’en suis tombée amoureuse dès la première fois que j’en ai joué, ce qui m’a amenée à étudier son répertoire et les pratiques d’interprétation historiques, avec un intérêt particulier pour le processus du jeu d’ensemble. À mon avis, musiques Renaissance, baroque et contemporaine sont bien plus similaires qu’on ne le pense, notamment dans l’étroite collaboration entre compositeurs et interprètes. Le processus itératif consistant à affiner la musique au moyen de retours mutuels reste une pratique courante, qui garantit que la performance finale correspond à la vision de l’artiste.

Pourquoi avoir postulé pour ce poste de cheffe assistante à l’EIC ?
La première fois que j’ai entendu parler de Pierre Boulez, ce n’était pas en tant que compositeur, mais en tant que chef d’orchestre, via son interprétation des Préludes de Debussy. La poésie et la clarté qu’il apportait à cette musique m’ont transportée. J’ai acheté une anthologie de ses enregistrements, qui comprenait notamment La Nuit transfigurée d’Arnold Schönberg et le Marteau sans Maître de Pierre Boulez par l’Ensemble intercontemporain. Ces interprétations singulières m’ont profondément marquée, suscitant chez moi une admiration durable pour l’Ensemble. À ce titre, l’opportunité de travailler en étroite collaboration avec ces musiciens m’a semblé une occasion en or et un rêve devenu réalité.

Comment se sont passés ces six premiers mois en tant que cheffe assistante de l’EIC ?
Ça a commencé par une première (bonne) surprise, lorsque j’ai découvert que le premier projet auquel je devais participer, intitulé « Émergences », ne consistait en fait pas simplement à assister mais à diriger un concert avec les solistes de l’EIC et les musiciens de l’Ensemble NEXT — avec à la clef quatre créations d’étudiants en composition du Conservatoire de Paris —, ce qui fut pour moi un grand plaisir en même temps qu’une expérience inoubliable.


Ce poste de cheffe assistante est-il différent de ceux que vous avez pu occuper par le passé ?
Le rôle d’un chef assistant exige une préparation exceptionnelle afin de soutenir et d’aider, en cas de besoin. Il s’agit donc de maîtriser l’art d’offrir une contribution et des retour pertinents. Cela offre également une occasion unique de vivre la musique, à la fois du point de vue du chef et de l’extérieur. Travailler avec l’Ensemble intercontemporain et Pierre Bleuse est en l’occurence particulièrement enrichissant car ils sont toujours ouverts aux suggestions et contributions artistiques et les apprécient à leur juste mesure. Cette inclusivité me fait me sentir profondément impliquée dans leurs activités. L’approche de Pierre en matière d’interprétation, sa musicalité intense et son travail collaboratif avec les musiciens sont profondément inspirants.

D’autre part, l’EIC est constitué non seulement de musiciens hautement qualifiés, mais également d’artistes dont les qualités individuelles façonnent chaque pièce. Lors du projet « Émergences », j’ai eu le plaisir de travailler avec quelques-uns d’entre eux. L’ouverture dont ils font preuve, ainsi que leur volonté de partager leurs idées m’ont fourni des opportunités d’apprentissage inestimables.

Quels projets attendez-vous avec le plus d’impatience par la suite ?
D’abord, le concert d’ouverture de la saison prochaine, qui comprend deux créations mondiales de Michael Jarrell, dont un arrangement de sa main de la Symphonie no. 4 de Mahler. En tant qu’admiratrice de l’univers sonore et du langage harmonique de Mahler, ce projet revêt pour moi une signification particulière. D’autre part, à l’approche du centenaire de la naissance de Pierre Boulez, j’ai hâte d’explorer en profondeur sa musique, en particulier ses pièces sur Incises et Répons. Cette période promet d’être un voyage remarquable de découverte et d’enrichissement musical.


Composez-vous toujours ?
Toujours, principalement pour moi seule depuis ma décision d’étudier la direction d’orchestre, mais j’ai l’intention de m’y consacrer davantage à l’avenir. Cependant, je joue et compose/improvise aussi de la musique électronique. Le festival Musikprotokoll de Graz m’a ainsi passé commande d’une performance-composition collaborative, intitulée Goat Song Project, pour laquelle je me produis également au sein du groupe.

Est-ce qu’être cheffe assistante à l’EIC enrichit votre activité de compositrice ?
Absolument. S’engager à corps perdu dans la musique contemporaine et perfectionner mes compétences d’interprète en me confrontant aux œuvres des plus grands compositeurs et compositrices d’aujourd’hui enflamme sans aucun doute possible mon imagination et éclaire mon approche compositionnelle. Être cheffe assistante à l’EIC est une opportunité inestimable d’être au cœur de la création musicale de pointe, et m’offre un environnement idéal pour me développer également en tant que compositrice.

Yalda Zamani dirige After Spring de Michelle Agnes Magalhaes
Simfonijski orkestar HRT-a / Croatian Radiotelevision Symphony Orchestra, 2021.

Photos (de haut en bas) : © Neda Navaee / Simfonijski orkestar HRT © Mariia Stilinovic -HRT / autres photos © EIC