See menu

« Il y a souvent de la valeur dans ce que nous appelons la folie ». Entretien avec Diana Soh, compositrice.

Entretien By Michèle Tosi, le 28/06/2024

Attachée au texte et à la scène, la compositrice singapourienne Diana Soh souligne l’importance qu’a pour elle le fait de « réagir au monde qui l’entoure ». En témoigne sa nouvelle œuvre, I linger lately beyond my time, pour voix et ensemble instrumental, qui sera créée le 5 juillet dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence.

Diana, le titre de votre nouvelle œuvre est extrait du texte de James R. Currie sur lequel vous avez travaillé. A-t-il été écrit spécialement pour vous ?
Tout à fait : lorsque j’ai reçu la commande, j’ai tout de suite pensé à James et je lui ai demandé s’il aimerait partager cette aventure avec moi ; nous avons longuement échangé pour être sûrs que nous partagions bien la même vision des choses. C’est un écrivain brillant qui possède une connaissance approfondie de la musique, étant également artiste performer et musicologue, ce qui rend la collaboration idéale. Nous nous connaissons depuis plusieurs années et avons déjà travaillé ensemble sur quatre projets. Il sait très bien quel type de texte me correspond et comment certaines phrases et associations de mots peuvent provoquer en moi de la musique. Durant le processus d’écriture, le simple fait de parler avec lui ou de lui envoyer des SMS me permettait d’avancer ; ainsi, d’une certaine manière, a-t-il assumé le rôle de dramaturge à mes côtés.

De quoi s’agit-il exactement ?
Quand j’ai su que Eight Songs for a Mad King, le monodrame de Peter Maxwell Davies, allait être joué à Aix-en Provence le lendemain de ma création, j’ai pensé que ce serait fantastique de faire une sorte de réponse voilée à sa proposition ; qu’il serait important aussi de raconter l’autre côté de l’histoire, d’exprimer ce que l’épouse très sensée de ce roi fou doit ressentir et vivre – et rien moins aux yeux du public. Comment tenir le coup quand tout dans la vie s’effondre ? Le simple fait d’explorer ce que signifie la raison était également une entreprise intellectuelle et musicale intéressante : parce que je ne suis pas sûre qu’il soit tout à fait juste de présumer que la raison et la folie se situent aux extrémités opposées du spectre. Il y a souvent de la valeur dans ce que nous appelons la « folie ». Cette pièce compacte de douze minutes est un aperçu du monde de la reine Charlotte (tableau ci-dessous), épouse du roi devenue mère de treize enfants et mécène des amateurs d’art et de musique au siècle des Lumières où la raison et la liberté de pensée sont des valeurs précieuses et élevées. Pourtant, autour d’elle, sur la scène de l’opéra, nous avons ces représentations de femmes folles dont les airs de haute voltige sont souvent proches de l’hystérie. La folie n’est-elle qu’un prétexte chez les compositeurs pour aller vers les extrêmes en musique ?  Si tel est le cas, au sein de notre univers sonore qui s’ouvre à toutes les possibilités, la question est de savoir comment on peut écrire une musique sensée. Ou bien faut-il se rallier à l’avis de Ray Bradbury lorsqu’il dit que « la folie est relative. Cela dépend de qui a enfermé qui, et dans quelle cage » ?

Y a-t-il dans l’écriture de la partition des éléments communs aux instruments et à la voix ; quelle relation entretiennent-ils mutuellement ?
Dans cette pièce, même si le langage musical est d’aujourd’hui, le rapport texte-musique reste traditionnel dans la mesure où la voix trône au-dessus de ce qui constitue son monde intérieur, à savoir l’ensemble instrumental véhiculant les émotions exprimées dans le récit. Sa partie est avant tout une extension de l’expérience vocale.

La trompette semble être un autre soliste, éloigné de ses partenaires. Que représente-t-elle exactement ?
Pour moi, les sons de trompette semblent toujours symboliser une sorte de héraut, l’annonce d’un événement imminent, un signal indiquant que la royauté est en route, etc. Et je suppose qu’en imaginant la pièce, j’ai voulu cette présence sonore presque constante, qui n’occupe pas la scène principale mais figure un autre personnage dans ce court drame de dix minutes. Le solo de trompette incarne en quelque sorte une pensée ou une personne (vraisemblablement le roi George) voire un souvenir constamment présent à l’esprit de la protagoniste Charlotte.

Vous utilisez des techniques de jeu étendues ainsi que des accessoires ; les instrumentistes à cordes utilisent notamment un archet cranté. Quel type de son avez-vous recherché ?
Je recherche avant tout les sons qui collent à la dramaturgie. Ce que vous appelez un archet cranté (Dino bow) est en fait un bâton sur lequel sont collés de nombreux médiators afin d’obtenir l’effet de plusieurs pizzicati très rapides. L’archet en question est construit par l’accessoiriste Benjamin Hautin sur la base du prototype de la violoniste/compositrice espagnole Irene Galindo Quero. Il y a deux moments dans la pièce où cet archet inhabituel est utilisé : d’abord dans une introduction nerveuse, presque cauchemardesque, où notre protagoniste est à moitié éveillée ; j’avais alors besoin de sons percussifs très précis et de fréquences plus élevées. Il est également entendu dans un court instant où Charlotte tente elle-même d’apaiser le tourment qu’est sa vie, qui hante même ses rêves.
Quant à la présence des jouets (sifflet, kazoo, ukulélé, etc.), je trouve toujours fou d’utiliser des accessoires non musicaux au sein d’un concert. Ils ont la faculté de nous sortir immédiatement de la rhétorique de l’univers sonore défini. Ils interviennent à un moment où tous les sons non traditionnels apparaissent. Mais la soprano est là pour nous rappeler une chose essentielle : « La musique, elle, n’est pas folle ».

On se souvient de votre retentissant Carmen, cour d’assises, opéra créé à Poitiers en 2023. (Re)donner la parole aux femmes est un de vos engagements de compositrice. Avez-vous aujourd’hui d’autres projets de ce genre ?
À vrai dire, à l’origine, je n’avais pas pensé la chose en termes d’engagement. Ce sont des questions qui m’intéressent et dont je me soucie de manière presque instinctive. Il s’agit de notre expérience humaine commune. Mais je me rends compte, avec un peu de recul, que cette thématique nourrit bon nombre de mes projets aujourd’hui : « J’oublie de me souvenir quand je suis avec toi », dont j’ai écrit le texte et la musique, est une pièce millefeuille pour orchestre et voix solistes, au format instrumental modulable et adaptatif, qui parle des dangers d’aimer quelqu’un. Et je serai très fière de présenter mon dernier opéra, « L’avenir nous le dira », pour chœur d’enfants et décors de scène motorisés, sur le texte de l’autrice Emmanuelle Destremau et une mise en scène Alice Laloy, en mars 2025 par l’Opéra de Lyon au TNP. 

Photos et illustrations (de haut en bas) : ©Daniel Campbell / DR