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L’univers de la parole – entretien avec Luca Francesconi

Entretien By Jean-Claire Vancon, le 15/09/2006

À quel projet répond la composition d’Etymo ?
Etymo est une étape dans mon voyage dans l’univers de la parole. J’avais en vue la composition de mon opéra, Ballata, pour le Théâtre de la Monnaie, sur un livret inspiré de Coleridge, et j’avais commencé depuis quelques années à me poser la question du rapport entre ces deux univers, dont la puissance est à la fois similaire et dissemblable, que sont la musique et la parole. L’avant-garde « historique » ne s’était pas confrontée au poids que constituent la langue et la parole, avec lesquels, comme membre d’une nouvelle génération, j’ai ressenti le besoin de composer.
Cette question du rapport de la musique et de la parole occupe donc une place essentielle dans votre réflexion de compositeur…
Elle ne s’est pas posée d’emblée. J’ai d’abord tenté de « remettre en phase » le paramètre musical : quelqu’un qui commençait à travailler au début des années 1980 se retrouvait dans un monde musical atomisé, avec des écoles idéologiques encore très enracinées, alors que mes pulsions et mes expériences individuelles (celles de musicien de rock ou de jazz) m’opposaient à un tel contexte. Sans revenir en arrière, et en prenant acte des recherches faites par nos parents, il s’agissait d’abord pour moi d’être sûr de maîtriser les moyens d’obtenir les résultats auxquels j’aspirais. Ce n’est qu’ensuite que je me suis posé la question du texte, de la langue, puis des images, du mouvement, pour finalement arriver au théâtre. J’ai commencé alors par travailler sur une forme de « théâtre sans images », avec plusieurs opéras radiophoniques. Puis est venu Etymo, qui constituait pour moi la première expérience d’une confrontation frontale, étroite, avec un texte. C’est le problème du son et du sens que je voulais ainsi mettre en jeu, en questionnant la parole poétique. N’est-ce pas le problème crucial des poètes, dont le matériel linguistique est celui dont on use tous les jours pour aller acheter son pain ? Il est d’ailleurs intéressant de rappeler l’amour de Baudelaire ou Mallarmé pour la musique, qui représentait la possibilité d’organiser la matière, de la libérer de son monstrueux poids sémantique. Or la musique souffre, elle aussi, d’une sémanticité décadente dont je voulais me débarrasser – une rhétorique sclérosée, fossilisée dans le post-romantisme et le néo-classicisme avant de passer dans la pop ou la publicité.
Doit-on voir, dans cette conscience d’une rhétorique historiquement constituée et la volonté de la dépasser, une volonté de « déconstruction » aspirant à retrouver une forme d’origine mythique et inconnaissable, à laquelle renverrait le titre de l’œuvre, Etymo ?
Je n’aime pas le terme de « déconstruction » – je suis trop positiviste pour cela. Je préfère celui d’« analyse ». Or, ce qu’il recouvre désigne une spécificité de la pensée occidentale. Il me semble fondamental aujourd’hui d’être conscient d’appartenir à une culture « ethnique » spécifique, parmi d’autres. Je suis blanc et européen, et c’est à mes propres racines que j’ai voulu me confronter. C’est la seule solution si l’on veut creuser à un niveau suffisamment profond pour remonter à l’origine, et, ce faisant, tâcher d’être « original » – je prends le mot au sens nietzschéen, qui n’a rien à voir avec l’« extravagance ». Je comprends ainsi l’analyse comme élément de cette tradition rationnelle, et je veux l’utiliser pour nettoyer cette saturation d’informations dont nous souffrons aujourd’hui, qui a tendance à faire disparaître la notion de « qualité ». Tout devient égal à tout, et tout ce qui n’est pas source de profit doit être éliminé. L’analyse permet au contraire d’isoler des phénomènes, des expériences esthétiques, d’évaluer leur qualité, puis de formaliser ces éléments.
Dans quelle mesure la composition d’Etymo illustre-t-elle cette démarche générale, et pose-t-elle singulièrement la question de l’articulation du son et du sens ?
Etymo utilise comme texte des fragments du Voyage, de L’Albatros et des Carnets intimes de Baudelaire. Elle compte trois mouvements, et autant de conceptions de la relation entre la parole et le son : phonétique, sémantique et poétique. Avec pour origine une même phrase extraite du Voyage : « Qu’avez-vous vu ? », dont j’ai effectué une analyse morphologique en laboratoire à partir d’un enregistrement de la chanteuse Luisa Castellani. Cette phrase a une signification. Mais elle se projette à l’arrière de manière phonologique, et appelle avec elle toute la réflexion sur le « phonosymbolisme » – le problème de la « correspondance », esquissé par le Cratyle de Platon, creusé par Genette dans les Mimologiques, et justifiant pleinement le recours à Baudelaire. Et son sens se projette également de manière poétique – puisqu’elle est issue d’un poème, au sein duquel elle marque une césure. Le premier volet de la pièce est plutôt dévolu à la matière, dans un état chaotique engendré par des arborescences, des ramifications « à la Xenakis ». La partie centrale contribue à la naissance du sens. Il s’y établit un équilibre assez proche de celui des chansons pop entre la parole (advenue grâce à l’usage de l’électronique, sur des syllabes enfantines) et la musique qui, simplifiée, doit laisser l’espace être fécondé par le sens. L’ensemble débouche sur le troisième mouvement, réorganisation fantastique et poétique, avant que la Coda n’exprime le doute final.
Propos recueillis par Jean-Claire Vançon
Extrait d’Accents n° 30
– septembre-décembre 2006