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Concentré d’énergie – entretien avec Bruno Mantovani

Entretien By Corinne Schneider, le 15/09/2006

Vous dites dans un texte qui accompagne Streets que l’envie de composer cette nouvelle œuvre est née alors que vous vous promeniez dans les rues de New York.
Oui, c’était en mai 2005. J’étais à New York pour les quatre-vingts ans de Pierre Boulez que l’on fêtait à Carnegie Hall. J’avais déjà effectué un premier séjour dans cette ville en 2003. Je suis plutôt critique en ce qui concerne le modèle social et politique actuel des États-Unis, mais la frénésie de New York me fascine. C’est une ville qui vit en permanence et je m’y sens très bien, car je perçois une suractivité qui correspond à ma façon d’être. New York bout de l’intérieur. En me promenant dans les rues, j’ai vraiment été saisi par cette somme de rythmes humains qui ne se réduisent pas, comme souvent dans les capitales européennes, aux rez-de-chaussée des immeubles, mais se superposent aussi dans les hauteurs. Immergé dans ce flux, j’ai assez rapidement ressenti un effet de saturation, ma perception se déconnectant petit à petit de cette frénésie. Cette réaction a été le point de départ d’une réflexion liée à l’idée de globalité : la somme d’événements, parce qu’elle est perçue dans la simultanéité, neutralise le singulier et aboutit finalement à une sorte de statisme. De là m’est venue l’idée de travailler à l’élaboration d’une musique non évolutive, extrêmement statique, obtenue non par la mise en œuvre d’un univers en raréfaction, mais au moyen de la suractivité. Tel est le propos de Streets. Je ne pense pas que cette idée aurait pu jaillir à Paris où la situation est totalement différente parce que la densité de la ville n’est pas la même : les différents rythmes y sont toujours perceptibles, alors qu’à New York, ils s’annulent.
Comment situez-vous Streets par rapport à certaines œuvres américaines – celles de Charles Ives par exemple – qui relèvent pareillement d’un travail sur les superpositions sonores ?
Charles Ives travaillait à la superposition d’événements autonomes : une polyphonie où chacune des strates possédait un matériau volontairement différencié, comme dans The Unanswered Question ou Central Park in the Dark. Son point de départ était donc la « différenciation », alors que dans Streets, le mien est la « globalité ». Mes strates sont par exemple soumises à une harmonie unique (un accord de sept ou huit sons) qui imprègne la perception : le statisme découle de la redondance et de la répétition des boucles superposées qui provoquent un écrasement de la perception. Dans ce processus, la vitesse est également à prendre en compte : les événements sont joués tellement vite qu’ils créent une surenchère et le changement extrêmement rapide des différentes couleurs aboutit à une sorte de piétinement.
Le milieu urbain est-il pour vous plus propice à la création ?
Dans mon cas certainement ! La nature m’ennuie très vite alors que la ville ne m’ennuie jamais, car je suis très sensible à la multitude des activités humaines et aux rythmes des populations, si changeants d’une ville à l’autre. Ce n’est pas tant la ville en elle-même qui m’intéresse, mais la vie des gens qui l’habitent. De plus, je ne suis pas un sédentaire ; je passe rarement plus d’une semaine dans la même ville. Cet éclatement géographique me convient parfaitement car je me lasse très vite dans un seul endroit. J’adore voyager et j’aime particulièrement le moment même du voyage : le passage d’un lieu à l’autre me stimule beaucoup. J’aime travailler et composer dans un avion ou dans un train. J’ai une bonne qualité de concentration car je me sens porté par le mouvement.
Quelles sont les villes dans lesquelles vous vous sentez bien, et pourquoi ?
Ma culture est méditerranéenne : mes parents sont d’origine italienne et espagnole, j’ai grandi à Perpignan et il ne se passe pas une année sans que je me rende dans les magnifiques villes de ces deux pays qui me sont désormais familières et qui sont en quelque sorte des lieux de ressourcement. L’impression forte que j’ai ressentie à New York est celle d’une totale étrangeté dans laquelle, contre toute attente, je me suis reconnu. Le point de rencontre était cette frénésie qui caractérise cette ville autant que ma personne et ma musique. Il existe plusieurs types de frénésies, par exemple la fièvre de la fiesta en Espagne. À New York, c’est cette activité humaine dans le travail qui ne s’arrête jamais qui m’a surpris et dans laquelle je me suis reconnu. Ce n’est pas l’aura particulière dégagée par le nom d’une ville et son histoire qui me touche, mais celle des individus qui y vivent. Par exemple, Karlsruhe n’est certainement pas la cité la plus belle ou la plus intéressante d’Allemagne, mais elle prend un sens à mes yeux parce que Wolfgang Rihm y vit ! Bamberg est pareillement assimilée pour moi à Jonathan Nott. Une ville qui repose entièrement sur son patrimoine – je pense notamment à Rome – ne me suffit pas.
Propos recueillis par Corinne Schneider
Extrait d’Accents n° 30 – septembre-décembre 2006