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Du geste au son, entretien avec Franck Bedrossian

Entretien By Cyril Beros, le 15/04/2006

Tout semble partir chez vous de l’auscultation du son, en particulier dans ses aspects transitoires : naissance, extinction, zones instables…
Oui, je ressens le son comme le produit d’un effort. Il y a en lui comme une « difficulté » à naître, à maintenir son existence. Il advient souvent, dans ma musique, comme le résultat d’un excès : excès de pression, de souffle, de saturation… bref, un excès d’énergie appliqué à l’instrument. Poétiquement, c’est quelque chose qui fait sens : le geste instrumental est porteur d’une intention dramatique que l’écriture doit révéler. Et le jeu avec les limites – limites physiques de l’instrument et de l’instrumentiste, transformations extrêmes du timbre instrumental – cherche à atteindre le point où émerge l’expression. En ce sens, l’articulation formelle peut être la projection dans la durée de ce travail sur le geste-son. Il y a aussi dans cette attention à l’excès, un goût, une fascination même, pour le monstrueux, pour l’hybride, pour la subversion de l’identité. J’aime que le basson sonne comme une guitare électrique ou comme une voix humaine.
Votre musique est effectivement peuplée de présences fantomatiques, d’êtres bizarres doués de langage, mais d’un langage comme ramené à l’état naissant…
L’image d’un bestiaire instrumental drolatique, plein d’ironie, me séduit beaucoup. Ce rapport à la parole n’est pas traité de manière systématique dans mon travail, à la manière de certains compositeurs qui prennent les contours d’un texte comme modèle prosodique, mais j’ai bien conscience qu’il est là. Il s’agit plutôt d’une parole affolée, comme prise de panique, et en même temps empêchée. Plutôt l’idée d’une musique qui renvoie à un état originel, entre babillage et communication animale ; et non pas une musique qui serait une sorte de préhistoire du langage parlé.
On retrouve une idée proche dans ce que j’appelle les « improvisations emprisonnées ». Des moments sont ménagés qui ont l’apparence du caractère improvisé, mais qui sont en réalité extrêmement contraints par l’écriture, comme si ce qui demandait à être formulé ne pouvait être que retenu, ou libéré avec une certaine violence.
L’élaboration de Division approfondit, j’imagine, cette poétique du « geste-son », comme vous l’appelez. S’y ajoute l’apport des technologies récentes développées à l’Ircam, celle notamment de « captation du geste ». Pouvez-vous nous dévoiler un peu de la phase préparatoire menée en étroite collaboration avec les trois solistes de l’Ensemble intercontemporain ?
Je ne souhaitais pas du tout produire une œuvre démonstrative, étalant les possibilités de l’outil technologique. C’est bien parce que le dispositif vient interroger des préoccupations musicales antérieures que je m’y suis intéressé. Il consiste à « capter » le geste de l’instrumentiste en temps réel (son mouvement, son amplitude, sa vitesse), à le mesurer et à utiliser ces informations pour transformer ou diffuser le son. Dans Division, par exemple, on mesure la vitesse de l’archet du contrebassiste pour contrôler l’évolution du timbre d’un autre instrumentiste. Mais l’idée fondamentale est musicale : c’est le renouvellement des capacités de la machine à intervenir en situation de musique de chambre, ou dans un contexte concertant.
La première étape du travail visait trois objectifs étroitement intriqués : premièrement, la nécessaire exploration des outils technologiques ; deuxièmement, et c’est tout aussi essentiel, une volonté de se familiariser avec la personnalité musicale des trois interprètes ; troisièmement, des séances de prise de sons. Ces échantillons enregistrés, sans électronique, sont utilisés par la suite à des fins différentes : soit comme « actions sonores », selon l’expression de Philippe Leroux, éventuellement transformées et diffusées au cours de la pièce, soit comme une sorte de répertoire personnel à partir duquel je constitue des familles de sons pour la composition. J’insiste sur cet aspect croisé du travail. Il y a un « passage secret », ou des correspondances si l’on veut, entre les trois domaines : l’élaboration du son acoustique par l’instrumentiste, les prises de sons (l’échantillon enregistré) qui agissent comme une loupe, en scrutant le détail de son jeu, et enfin le son transformé par le système électronique en temps réel qui vient prolonger et subvertir le son instrumental.
Des relations par trois que l’on peut percevoir ailleurs dans la pièce…
Effectivement. Le titre, Division, fait référence à l’idée de trio gigogne : trois solistes, pris dans un trio plus vaste constitué du groupe de solistes, de l’ensemble instrumental et du dispositif électronique. « Division » est aussi le nom d’un outil informatique qui produit une distorsion très violente. C’est également une allusion à l’idée de division stylistique : les trois instruments ont été choisis pour leur complicité avec les musiques improvisées. Il suggère l’émancipation possible des trois solistes, sur le plan stylistique, vis-à-vis de l’ensemble… manière encore d’interroger les identités instrumentales.
Propos recueillis par Cyril Béros
Extrait d’Accents n° 29 –
avril-juillet 2006