L’écoute en trompe-l’œil. Entretien avec Augustin Braud, compositeur.
Entretien
Quatre amplificateurs de guitare sur scène, mais aucune guitare. Avec Valets, Augustin Braud installe un trouble fécond et explore une écologie du son, faite de saturations, de strates et de présences fantômes. Présentée en création mondiale à l’occasion d’un nouveau Grand Soir Numérique, le 8 janvier à la Cité de la musique, cette collaboration avec l’Ensemble intercontemporain interroge nos modes d’écoute et l’hybridité d’un monde où les frontières entre acoustique et électronique ne cessent de se brouiller.
Augustin Braud, de quelle manière votre nouvelle œuvre, Valets, s’inscrit-elle dans votre parcours de compositeur ?
Par son sujet, Valets s’inscrit dans la continuité de ma production récente, plus inspirée par des faits sociétaux et la violence de notre monde que celle de la période précédente (2015-2022). Cette dernière s’était refermée avec Cathédrale (2023), une œuvre d’une grande complexité, inspirée tout autant par les arts plastiques que par la littérature (l’ombre de Balzac et d’Anselm Kiefer plane sur cette dernière pièce). Je dirais que, depuis fin 2023, mon écriture est plus crue et affinée, moins chargée — comme pour mieux faire ressortir les sujets abordés. Elle intègre aussi l’électronique de manière quasi-systématique, alors que j’avais beaucoup de mal à le faire auparavant. Certainement un écho de l’excroissance technologique de notre société, tout autant qu’une déformation professionnelle… puisque je suis ingénieur de recherche en humanités numériques et musicologie au CNRS !
Vous écrivez que Valets s’inspire de Valet noir. Vers une écologie du récit de Jean-Christophe Cavallin.
J’ai découvert Valet Noir dans ma librairie favorite (La Belle Aventure) lorsque j’habitais encore Poitiers. Je me suis toujours interrogé sur le rapport à la forme et à la dramaturgie en musique, cherchant des réponses dans d’autres disciplines. Cet ouvrage m’a permis de reconsidérer ma pensée de la forme à travers la notion de récit. J’ai ainsi voulu faire coexister deux plans sonores bien distincts — l’électronique et la partie instrumentale — pour raconter une histoire commune de l’accélérationnisme morbide de l’humanité,* à travers des strates qui glissent au fur et à mesure vers un néant abyssal.
Valets nous plonge ainsi, vingt-trois minutes durant, au cœur d’une écologie du son dans laquelle la nature de sources sonores singulièrement saturées est constamment remise en question. S’agit-il d’instruments réels ou d’échantillons diffusés ? D’une nature en friche ou bien reconstituée ? Se déploie une toile musicale narrative au croisement de la musique écrite et du courant bruitiste no-wave, où la « présence absente » de guitares électriques diffusées via des amplificateurs, bien réels quant à eux, vient se mêler à un ensemble, inhabituellement amputé de ses cordes graves et anormalement chargé en instruments soufflants. Cohabitent ainsi fragilité des cordes suraiguës, humanité des souffles et analogies avec les feedback et larsen des guitares.

Comment avez-vous conçu le dispositif électronique et la manière dont il interagit avec l’ensemble instrumental ? Comment, plus généralement, approchez-vous l’écriture de l’informatique ou de l’électronique musicale et ses interactions avec l’univers acoustique ?
Mon approche de l’électronique s’est construite sur un malentendu. Il s’agit d’un medium que j’ai auparavant très peu utilisé, car j’étais alors intimidé car des soucis de mise à jour logicielle, de pérennité des dispositifs, mais aussi d’une certaine sécheresse des sons numériques que je n’arrivais pas à mêler au timbre des instruments. En parallèle de la composition contemporaine, j’ai évolué dans diverses formations metal en tant que guitariste et j’ai toujours été amateur de sonorités saturées, obtenues via des pédales de distorsion, des feedbacks et autres… En plongeant dans l’univers de la synthèse modulaire voilà quelques années, j’ai découvert une possibilité d’utiliser des sons électroniques fluides et plus charnus, qui prenaient enfin tout leur sens. En diffusant via des amplis de guitare ces bandes, réalisées avec ma guitare, divers synthétiseurs analogiques et pédales mais aussi avec des algorithmes ultra chaotiques sur ppooll (une extension de Max MSP), j’ai le sentiment d’avoir trouvé une pâte sonore cohérente avec l’instrumentation, tout en intégrant de manière assumée mes influences, de Gérard Grisey à Merzbow en passant par le groupe de death metal américain Morbid Angel.

Comment vous est venue cette idée de « présence absente » des guitares électriques et comment articulez-vous ce concept dans l’écriture, notamment pour mêler différentes esthétiques sonores ?
À l’origine, la première idée pour cette pièce était un concerto pour ensemble de guitares et ensemble orchestral. Au fur et à mesure de mes réflexions et échanges avec l’EIC, je me suis rendu compte qu’un tel projet était certainement un peu trop ambitieux… Lorsque, durant un footing, j’ai soudain eu l’idée d’enregistrer ces guitares moi-même et de les noyer au sein de l’ensemble — par ailleurs une formation instrumentale assez étrange… uniquement des cordes aiguës, et des cuivres rares tels que la trompette basse ou le tuben — grâce à une diffusion spatialisée ! Cela rendait à la fois la création et la diffusion de la pièce plus aisée, tout en me permettant d’exprimer l’indicible et de créer la surprise par un dispositif singulier. Et puis le punk qui sommeille en moi ne pouvait s’empêcher de sourire à l’idée de placer quatre lourds et imposants amplis de guitare sur la scène de la Cité de la musique !
Photos (de haut en bas) : © Franck Ferville / autres photos © Pierre Jeannelle
*L’accélérationnisme est un ensemble de théories, de mouvements et de concepts philosophiques, réapparu et théorisé à partir des années 1990 principalement au Royaume-Uni et aux États-Unis. Il analyse les transformations de la société capitaliste avancée, et prône une « accélération » du capitalisme et des processus qui y sont historiquement associés.
Le terme d’« accélérationnisme » s’applique aussi, souvent avec des connotations péjoratives, à ce qui pousse à l’intensification du capitalisme, dans l’idée d’en accentuer les tendances autodestructrices, pour en précipiter finalement la chute. (source Wikipédia)
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