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“Au banquet des visages” de Clara Olivares : l’IA comme démarche en devenir.

Entretien By Michèle Tosi, le 19/12/2025

Que devient l’acte de composer lorsque l’intelligence artificielle entre dans le processus créatif ? Pour le Grand Soir Numérique du 8 janvier à la Cité de la musique, Clara Olivares présente une nouvelle œuvre pour l’Ensemble intercontemporain, nourrie par une collecte de voix humaines sur les réseaux sociaux et un travail mené avec l’Ircam. Au banquet des visages explore cet espace incertain où l’IA n’est ni simple outil ni véritable partenaire, mais une matière en devenir, entre langage, timbre et transformation du vivant.

Clara Olivares, vous venez  tout juste de terminer votre pièce pour quinze instruments et électronique commandée par l’EIC pour le Grand soir numérique, où l’IA apparaît comme un véritable partenaire de votre pensée musicale. Pouvez-vous rapidement retracer les étapes de ce travail ?
J’ai, dans un premier temps, écrit la partition instrumentale avec une certaine idée de ce qu’allait être l’électronique. Je voulais que l’écriture ait ses propres strates et son propre discours intérieur. Dans les trois mois qui ont suivi, j’ai eu plusieurs résidences à l’Ircam aux côtés de Pierre Carré, RIM (Réalisateur en informatique musicale), et son assistant Victor Bigand, avec lesquels j’ai pu réaliser la partie électronique.

Vous parlez de banque électronique constituée. De quoi s’agit-il exactement ?
L’aventure a débuté par une collecte de messages vocaux lancée sur les réseaux sociaux et par le bouche-à-oreille ; il était important pour moi que la matière générée parte d’une source humaine contrôlée, contrôlable et volontaire. Par le biais d’un numéro Whatsapp, toute personne était invitée à s’exprimer sur ses peurs et ses désirs ; l’idée n’était pas d’écouter les messages enregistrés mais de les soumettre à l’action d’un logiciel – le V-gan développé par Axel Roebel –, de les aplanir et de rendre neutres tous ces petits bouts d’humanité : ce qui relevait du sens (contenus) et ce qui relevait de la ligne vocale (paroles). On a extrait, sous forme cryptée, les mots prononcés et on a lu la version paraphrasée par une IA qui avait comme consigne de créer un texte écrit unique à la première personne du singulier. J’ai, quant à moi, prélevé les phrases qui m’intéressaient, en ai reformé certaines, mis en parallèle des thématiques – comme celle de l’eau qui se retrouvait à la fois dans les peurs et les désirs – et classé le tout dans des champs lexicaux qui faisaient sens.

Jusqu’où vont les capacités de V-gan ?
Avec le logiciel, les voix prennent d’autres timbres que ceux des voix initiales ; une phrase peut être dite par un autre locuteur alors que celui-ci ne l’a jamais prononcée. Le texte parlé peut être soumis à différents traitements pour masquer son intelligibilité, de la même manière que les « vocaux Whatsapp » originaux se font matière lorsqu’ils sont étirés sur plusieurs secondes, les mots devenant gémissement ou chant des baleines…

Comment s’opère la convergence des deux sources sonores ?
J’utilise au sein de l’ensemble un Disklavier, sorte d’interface entre l’instrumental et l’électronique. Il fait parfois office de clavier MIDI, déclenchant les échantillons enregistrés ; en tant que Disklavier, des données électroniques peuvent infiltrer le jeu de l’interprète. Sa partie est solistique, assumant parfaitement ce rôle de pont entre les deux mondes.

Au banquet des visages, votre titre, n’a rien d’anodin et mérite quelques éclaircissements…
Je l’ai trouvé assez vite, alors que j’écrivais ma partition instrumentale l’été dernier. Il recouvre en effet plusieurs notions : celle de « cruelle festivité », quelque chose de l’ordre de la fête, de la joie et du collectif, avec cette accumulation de visages et de voix qui est à l’œuvre. Le Banquet figure la « dévoration » de ce qui fait la substance humaine, dans une grande joie collective ; c’est du moins mon propre ressenti face à l’IA, aujourd’hui. Le titre renvoie également à l’image plutôt théâtrale de la dernière scène. Je précise que la pièce de quinze minutes a vocation à devenir une œuvre longue (60 à 90 minutes) et ce titre m’est apparu comme le marche pied de la forme scénique à venir.

Constatez-vous, au regard de l’objet fini, un écart entre le désir premier et sa finalisation ; en d’autres termes, le matériau ainsi forgé vous a-t-il fait prendre d’autres chemins que vous n’aviez pas soupçonnés ?
Disons que j’ai dû un peu négocier avec mon utopie première, celle d’obtenir une voix unique qui reprendrait toutes les caractéristiques des différents locuteurs ; avec les voix, notamment, j’aurais voulu faire des choses qui, dans la réalité des faits, ne fonctionnaient pas encore  – par exemple, il faudrait des enregistrements beaucoup plus longs que les « vocaux » reçus pour pouvoir faire émerger une voix artificielle. Je me suis rapidement rendu compte que l’IA n’a rien d’une baguette magique, il faut lui donner un contenu de qualité et des directives très précises pour avoir un résultat contrôlé et souhaité.

Y a-t-il eu des retouches faites sur la partition instrumentale après la réalisation de l’électronique ?
Les quelques modifications opérées après coup sur la partition ne sont pas nécessairement les conséquences de mon travail avec l’électronique. J’ai conçu une écriture d’une grande densité, enchaînant des scènes extrêmement courtes – un peu comme un opéra en accéléré – et j’ai senti qu’il fallait à certains moments élaguer, créer des moments de suspension ; j’ai alors simplifié l’orchestration par endroits pour laisser la musique respirer.

Cette première expérience avec l’IA est-elle prometteuse ? Est-ce un nouvel outil pour vos prochaines compositions ?
Je ne considère pas l’IA comme un outil dans le sens où je ne peux travailler avec elle que si ses capacités et son fonctionnement ont été intégrés au projet que j’entreprends de réaliser ; je n’envisage pas de l’utiliser en arrière-plan, comme une ressource supplémentaire ; en revanche, j’entends bien poursuivre avec elle le travail sur la forme longue que je projette d’écrire dans l’avenir. J’ai d’ailleurs, avec mes RIM, mis de côté certains éléments qui pourraient servir à ce développement futur.

Photos (de haut en bas) : ©  Amandine Lauriol / © Cécile Bullot