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Zara Ali : Memphis, algorithmes et hip-hop.

Entretien By Jéremie Szpirglas, le 15/10/2025

Le 24 octobre, à la Cité de la musique, l’Ensemble intercontemporain confrontera les célèbres Folk Songs du compositeur italien Luciano Berio (dont on fête le centenaire de la naissance, le 24 octobre 1925) à des voix féminines d’aujourd’hui, nourries de circulations entre genres musicaux. Parmi elles, Zara Ali, compositrice américaine installée en Allemagne, signe S.M.B. (South Memphis, Bitch), une nouvelle œuvre composite dans laquelle se mêlent mémoire de sa ville natale Memphis, idiomes hip-hop et vertiges d’un monde contemporain gouverné par les algorithmes.

Zara, vous êtes américaine, mais vous avez étudié et résidez actuellement en Allemagne : quelles caractéristiques de leur scène musicale vous semblent pertinentes dans votre cheminement artistique ?
La scène musicale contemporaine américaine est intéressante mais se concentre dans quelques grandes villes. C’est selon moi une communauté assez restreinte, ancrée dans le milieu universitaire, ce qui lui donne toutefois davantage accès aux technologies et aux possibilités de recherche interdisciplinaire. En Allemagne, j’ai l’impression que l’accent est plutôt mis sur les festivals et la relation aux différents publics, lesquels sont très curieux et toujours en quête d’une esthétique nouvelle.

Dans votre processus créatif, vous avez fréquemment recours à des algorithmes, dont vous questionnez la nature et l’usage, ainsi que leur relation avec le libre arbitre : comment cette réflexion se manifeste-t-elle dans votre musique ?
S’agissant de libre arbitre, je pourrais prendre l’exemple de ma pièce Behave, dont c’est justement l’heuristique principale : le thème du libre arbitre en façonne musicalement la structure formelle ainsi que la direction générale. Depuis 2017, j’observe avec une certaine crainte l’appétit croissant de l’humanité pour les algorithmes neuroscientifiques, notamment depuis que je me suis rendue compte que les réseaux sociaux (comme Facebook, X, Instagram) accumulent une fortune considérable en créant une architecture utilisateur dont l’objectif est de saper le sentiment de liberté en exploitant les faiblesses humaines.

Qu’en est-il spécifiquement de S.M.B. (South Memphis, Bitch), la pièce que l’Ensemble intercontemporain créera le 24 octobre ?
Pour S.M.B. (South Memphis, Bitch), je me suis penchée plus particulièrement sur la course à l’informatique quantique, en la resituant dans une perspective historique plus large, ainsi que sur la façon dont les grandes entreprises technologiques semblent se focaliser, non plus sur des algorithmes autour de l’humain, mais sur des entités super-intelligentes non humaines, aux dépens des êtres humains.

Page de la partition S.M.B. (South Memphis, Bitch)

Comment cela s’exprime-t-il dans le dispositif de composition ?
Deux groupes s’y confrontent : d’une part, une communauté de personnes, et d’autre part un personnage imaginaire, qui aurait été généré par l’informatique quantique. La scène est à Memphis, dans le Tennessee aux Etats-Unis. Plus précisément, dans le sud de Memphis, où Elon Musk a récemment fait bâtir une installation prétendument dédiée à l’informatique quantique – une installation qui s’avère extrêmement polluante, en raison d’une libération excessive de particules fines toxiques. De récents rapports font d’ailleurs état de problèmes respiratoires dans la population de Memphis, dus justement à cette augmentation soudaine de la pollution. La pièce traite ainsi tout à la fois de l’air que l’on respire et de l’industrialisation ainsi que de la scène culturelle du sud de Memphis, cette dernière étant menacée de disparition – les lieux, devenus inhabitables, pouvant être à terme abandonnés.

Vous dites que la scène est à Memphis : quels aspects du paysage culturel, historique et environnemental de Memphis vous ont inspirée ?
La nature, beaucoup de nature, des arbres, de l’air pur ! On retrouve ces arbres dans ma partition, d’ailleurs. Je suis née et j’ai grandi à Memphis. Memphis, ce sont des gens incroyables, de nombreuses congrégations animées par une foi profonde et une longue histoire de lutte pour les droits civiques. Et la musique ! Une telle diversité de sons, une telle vitalité des courants esthétiques, du blues intense au hip-hop innovant, Memphis vibre de sa musique !

Pourquoi ce titre provocateur ?
Je l’ai emprunté à une chanson du groupe Three 6 Mafia, originaire du sud de Memphis justement, en référence à la vitalité et à la richesse culturelle des habitants de la région (ainsi qu’à leur conscience identitaire). J’utilise des expressions idiomatiques du hip-hop de Memphis des années 1990, notamment le style « phonk » original (à ne pas confondre avec le funk).

Dans S.M.B. (South Memphis, Bitch), je fais également référence à des éléments d’un genre musical spécifique, le « Memphis horror rap », auquel Three 6 Mafia a contribué. Associant des éléments fantastiques ou surréalistes, c’est une forme de rap que l’on pourrait qualifier de gothique. Ses rappeurs incarnent parfois des personnages loufoques, bien différents de ce qu’ils sont dans la vraie vie, simplement pour le plaisir, et/ou pour exprimer des désirs complexes souvent refoulés dans notre société oppressante.

En savoir plus sur Zara Ali : zaraali.de

Photo © FeIlice Hofhuizen