See menu

« Jouer ensemble est une marque de confiance ». Entretien avec Jeanne-Marie Conquer, violoniste.

Entretien By Jeanne-Marie Conquer, le 02/04/2025

Fidèle à sa mission d’accompagnement et de formation des jeunes musiciens, l’Ensemble intercontemporain noue un dialogue privilégié avec l’Académie Stauffer à Crémone, où quatre solistes se sont rendus pour une semaine de résidence. Cinq jours de travail intense, terminant par un concert side-by-side qui met en relation certaines des œuvres les plus emblématiques de Boulez avec des pages de Bach, Webern, Canat de Chizy et Berio, dans un jeu de résonances, de tensions et de découvertes.

Jeanne-Marie Conquer, expliquez-nous : comment a été composé le programme du concert ? 
La conception de ce programme remonte à une vingtaine d’années, grâce à Jean-Louis Leleu (musicologue et spécialiste de Boulez, dont il fut l’assistant) qui, avec le Quatuor Parisii, avait conçu ce programme pour un concert auquel j’ai assisté. J’en ai été immédiatement frappée et j’ai voulu le jouer moi-même, avec l’Ensemble intercontemporain dont je faisais déjà partie. Mais je n’étais pas encore prête. Je me souviens que Pierre Boulez lui-même a été très surpris du résultat du concert, parce qu’il avait presque renié son Livre pour Quatuor. Il a été impressionné par la patience et la détermination avec lesquelles les musiciens ont abordé son œuvre, aidés par la lucidité et l’expérience de Jean-Louis Leleu. Et finalement, il a déclaré : « Après tout, ça sonne bien ! »

Vingt ans plus tard, l’idée vous paraît donc toujours actuelle ? 
Oui, non seulement je trouve l’idée encore très actuelle et intéressante, mais je suis heureuse de rendre hommage à Pierre Boulez, à l’occasion du centenaire de sa naissance, surtout avec un programme qui lui avait plu personnellement. J’ai donc proposé à mes collègues de reprendre contact avec Jean-Louis Leleu, qui nous a beaucoup aidés d’un point de vue musicologique, et nous avons commencé à travailler, retrouvant peu à peu l’harmonie recherchée.

Jeanne-Marie Conquer, Diego Tosi, Odile Auboin, Renaud Dejardin avec Jean-Louis Leleu, 17 mars 2025, Musée d’Antibes © Luc Hossepied, EIC 

Bach, Webern et Boulez, telle était la programmation initiale. Puis vous l’avez élargie à deux autres compositeurs et compositrices. 
Exactement, toujours dans une cohérence conceptuelle suggérée par Leleu. Nous avons voulu inclure une pièce de musique de chambre d’Édith Canat de Chizy, une compositrice française contemporaine majeure, née en 1950, ainsi que les Duetti pour deux violons de Luciano Berio (1925-2003). Nous ne pouvions pas les ignorer, car ils appartiennent à la même époque. Beaucoup d’étudiants ne les connaissaient pas, alors pour le concert, nous avons décidé de les réarranger, en ajoutant plus de violons. Par exemple, Edoardo, le duo dédié à Sanguineti, sera interprété avec une formation élargie, mélangeant les voix, presque comme s’il s’agissait d’une improvisation !

Comment ont réagi les jeunes musiciens face à cette musique ? 
Mon vœu est de leur faire comprendre — à eux qui sont déjà excellents, soigneusement sélectionnés par l’Académie Stauffer — qu’il s’agit toujours là de la même musique, du même type de travail. Que ce soit pour le répertoire classique ou contemporain, les problématiques rythmiques, harmoniques, sont identiques. Et surtout, il faut une gentillesse réciproque, une harmonie, une intégration. Chacun doit connaître la partie de l’autre, s’entraider en cas de difficulté. Le travail d’ensemble est complexe, il n’y a pas de chef d’orchestre : c’est à nous de prendre la responsabilité du tempo, des attaques, des dynamiques. C’est un travail très humain, où il faut cultiver la bienveillance.

Jeanne-Marie Conquer, Académie Stauffer, avril 2024 © Académie Stauffer

Et quel est leur rapport avec la musique plus contemporaine, justement, le Livre pour Quatuor en particulier ?
Je veux leur transmettre mon amour de cette musique, leur dire que tout cela est lié à ce qu’ils connaissent déjà, que c’est la même chose, en juste un peu plus complexe. Je les observe : ils transpirent, froncent les sourcils, et je les invite : « Les gars, souriez. Riez ! » Il faut se libérer. Nous sommes un peu comme des scientifiques en laboratoire : nous expérimentons, analysons, essayons. Et puis à un moment donné, la solution arrive. Et c’est magnifique. Nous découvrons que nous pouvons jouer trois mesures ensemble. Et ça marche. Puis on joue les suivantes. Il faut juste avoir du courage.

Et quel est pour vous le rapport du public à la musique contemporaine ?
Question très importante. Le public est central. Il ne faut jamais le négliger. Nous avons la grande chance de pouvoir présenter ce concert grâce à l’Académie Stauffer, dans le magnifique Musée du Violon. L’Auditorium est splendide, vraiment un petit écrin, et pour faire connaître et apprécier la musique contemporaine, il faut le bon contexte : d’excellents musiciens, d’excellents organisateurs, une acoustique parfaite. Tout cela aide énormément les auditeurs. De plus, notre concert est différent des autres. Tout est déjà disposé avec trois quatuors sur scène et presque tous les musiciens sont déjà en place. Les duos de Berio sont, quant à eux, dispersés autour de l’ovale de la scène. Ainsi, le son provient de plusieurs directions, créant un effet stéréophonique, voire hétérophonique. Visuellement, c’est stimulant, car la musique contemporaine est aussi un spectacle pour les yeux. Il y a des gestes, des mouvements, une communication visuelle entre nous, musiciens ; c’est un geste partagé, fait de confiance, comme un sourire, comme une caresse…

Propos recueillis par Annalisa Rinaldi et Severyan Tsagareyshvili, pour la Fondation Stauffer.