Francesco Filidei : « Je ne peux pas échapper aux fantômes. »
EntretienLorsque l’on prend un café avec Francesco Filidei, impossible de ne pas parler d’opéra. À 51 ans, le compositeur italien s’impose désormais sur les scènes lyriques du monde entier. La preuve en est, cette saison, avec la création à la Scala de Milan de son nouvel opus, d’après Le Nom de la Rose le roman culte d’Umberto Eco. En parallèle de cet évènement, l’Ensemble intercontemporain donnera deux fois (à la Scala de Milan, le 26 avril puis à la Philharmonie de Paris, le 6 mai) un vaste et passionnant concert monographique, avec notamment la création française, publique, de son étonnant Requiem composé en 2020.
Francesco, le concert monographique que l’EIC vous consacre alterne pièces pour ensemble et pour chœur. Est-ce vous qui avez conçu ce programme ?
Oui. Les pièces de la première partie peuvent être enchaînées, sans que les musiciens bougent sur la scène. Entre les œuvres pour ensemble et celles pour chœur, cela produit un tout cohérent.
Vous recréez donc une dramaturgie, même si le cadre est celui d’un concert « standard » ?
Oui, car tout part du souffle pour y revenir. Quand on jouera le Requiem, ce sera la même durée que la première partie, mais les timbres – instruments et voix – vont se superposer.
Au cours du concert de l’EIC on entendra notamment deux de vos Ballate. Où se situe le théâtre dans ces deux œuvres ?
D’abord, il y a un aspect visuel très important, notamment en ce qui concerne les percussions, qui jouent des rhombes[1] et d’autres instruments spectaculaires. Mais je dirais aussi que le théâtre se situe dans la forme même de la pièce. Jusque dans la musique instrumentale, je suis toujours proche d’une narration, que l’on pourrait rapprocher de l’idée de « poème symphonique. Aussi, je m’astreins à une forme fermée où l’échelle de la gamme structure la composition. Cela me permet d’établir un vrai dialogue au sein de l’œuvre et une vraie dramaturgie, puisque la forme de la musique en soi est un vrai parcours. Il y a aussi dans ces œuvres des références au passé qui agissent comme du théâtre, par exemple l’impulsion pour ma Ballata n°2 était le Erlkönig (Le Roi des Aulnes) de Franz Schubert !
Vous est-il déjà arrivé d’être surpris par ces références ? De ne plus vous en rendre compte consciemment ?
Ces références apparaissent sans qu’on le réalise. L’important est de créer un monde particulier. Dans un second temps, la musique et les personnages – s’il y en a -, font le reste. Ces dernières années, j’ai dédié ma vie à essayer de me reconnecter à l’opéra italien et à lui donner un nouvel élan, sans oublier un aspect prospectif. J’aime dire que l’opéra est un genre « mort », mais c’est plutôt comme si l’on disait « le roi est mort, vive le roi ! ». Ce qui est mort, c’est la fonction sociale de l’opéra. Ce qui m’intéresse est de travailler avec cette espèce de « cadavre » du passé, et redonner la vie à quelque chose qui ne l’a plus. Mon but est alors de ressentir encore plus fortement une certaine mélancolie liée aux choses disparues, et tenter de les faire revivre.
C’est aussi pour ce genre de défis que vous avez souhaité écrire un Requiem (photo ci-dessus)?
L’idée d’un Requiem vient de mon passé d’organiste et d’une tradition typiquement italienne. Voyez la trajectoire d’un compositeur au XIXe siècle, c’est toujours la même : Verdi ou Puccini ont commencé par jouer de l’orgue à l’église, puis ont migré vers le théâtre. D’ailleurs, ce qu’on jouait à l’époque dans les églises était une reproduction de ce qui se jouait à l’opéra.
Vous perpétuez donc la tradition ?
Sans le vouloir ! Je ne peux pas échapper aux fantômes…
Quels fantômes ?
J’aime faire des clins d’œil et réinvestir le passé dans mes œuvres. Le passé nécessite d’être habité. Ne serait-ce que le lieu. Un théâtre à l’italienne vous donne immédiatement des émotions, et un regard particulier. Après, il y a l’héritage concret. Si on entend une voix lyrique, on se dira tout de suite que cela sonne « vieux ». C’est inévitable, car cela fait cent ans que nos oreilles sont habituées à entendre des voix amplifiées. Il faut donc trouver la beauté spécifique dans des matériaux qui nous seraient éloignés, comme des fantômes. Dans mon nouvel opéra, je m’en amuse d’ailleurs. Il y a une scène dans une bibliothèque avec des miroirs, et le texte évoque des fantômes. Je m’en suis donc donné à cœur joie avec des références à Berio, Sciarrino, et à moi-même aussi !
À propos d’impression fantomatique, on en a une belle image dans la fin du Requiem qui, dans la version « Covid » de 2021 (donnée sans public le 21 janvier 2021 à la Cité de la Musique), utilisait des masques chirurgicaux pour les chanteurs à la toute fin de l’œuvre ?
J’ai voulu utiliser des sourdines pour avoir des voix encore plus douces et lointaines. Ce n’est pas quelque chose de rhétorique, mais une volonté purement musicale. J’espère que Léo Warynski, qui dirigera le concert, les utilisera !
Depuis quand connaissez-vous Léo Warynski justement ?
Depuis longtemps, et il connait très bien ma musique, qu’il a beaucoup dirigée, depuis mon premier opéra Giordano Bruno en 2015. Léo est aussi chef de choeur, et j’apprécie sa maîtrise des voix. Il connait bien la nécessité que je ressens de ne pas dilater les tempi. Je ne suis pas comme mon Maître Sciarrino qui, avec l’âge, aime étirer le temps et faire jouer ses œuvres plus lentement. Pour ma part, je considère le tempo comme un véritable paramètre de la composition. J’aime concevoir mes œuvres comme des lignes temporelles avant tout… sans doute l’influence du « bel canto » !
Vos derniers mois ont été occupés par la composition d’un opéra d’après Le Nom de la Rose d’Umberto Eco. Quand avez-vous découvert ses livres ?
Depuis mes quatorze ans. J’ai grandi avec ses ouvrages. À 51 ans, c’est le moment de faire cet opéra ! Je suis fasciné par la personnalité d’Eco, qui cache aussi une vraie fragilité.
Y a-t-il quelque chose de cette fragilité dans votre musique ?
Forcément. Lorsque j’orchestre, j’aime construire une infinité de détails, qui parfois tiennent sur un fil.
Comment vous préparez-vous à cette grande commande pour La Scala de Milan et l’Opéra de Paris ?
Je me suis isolé pendant deux mois en Sardaigne, dans une petite bourgade sans eau ni électricité, avec des chèvres pour seul voisinage ! Là-bas, j’ai vraiment pu composer 24 heures sur 24. Je ne parlais qu’à une vieille femme et à un groupe d’anciens du village tous les mardis soir. Mon rêve serait d’ailleurs de rester là-bas à plein temps pour pouvoir écrire, et ne plus aller assister qu’aux créations. C’est dans l’écriture uniquement que je trouve la joie et la force dont j’ai besoin.
Requiem de Francesco Filidei, Cité de la Musique, 2020.
Photos (de haut en bas) : © Sandrine Expilly / autres photos © EIC
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