Poésie, hommages et Rig-Veda. Entretien avec Michaël Jarrell, compositeur.
EntretienL’EIC retrouve à nouveau Michaël Jarrell cette saison, avec une création pour ensemble et chœur au programme du concert célébrant le centenaire de la naissance de Pierre Boulez le 28 mars à la Cité de la musique. Le compositeur suisse nous livre les clés d’écoute de sa nouvelle œuvre aux accents poétiques et mythologiques, mais aussi sur sa série plus ancienne des Assonance.
Michaël, d’où vient la référence à l’« assonance » ?
La série des Assonance était un cycle que j’avais entamé il y a longtemps, en commençant par une pièce pour clarinette solo. Jusqu’alors, j’écrivais avec énormément de structures, avec beaucoup de matériaux pré-compositionnels. Un jour, après avoir terminé une œuvre longue et dense, j’ai eu envie d’écrire une pièce solo plus courte. J’ai alors choisi de partir d’une ou deux figures récurrentes qui ponctueraient la pièce. C’est alors que m’est revenu le terme d’« assonance », cette forme d’organisation primitive de la poésie française, antérieure à la systématisation des rimes et aux cadres formels des alexandrins. Loin d’être de simples échos sonores, les assonances permettent d’instaurer des points d’articulation et de structuration dans un texte sans passer par une répétition rigide. Cette notion a peu à peu façonné mon approche du cycle. Peu à peu, ces assonances sont devenues mes carnets d’esquisses.
À l’époque, il y avait une sorte de logique de rupture, où chaque pièce serait une remise à zéro. Pour ma part, il m’apparut que le geste compositionnel s’inscrivait toujours dans une continuité. D’ailleurs, Pierre Boulez en est un exemple paradigmatique : en apparence, son écriture progresse constamment, mais elle est toujours ancrée dans un dialogue récurrent avec ses œuvres antérieures. Mon intérêt pour les arts visuels a également joué un rôle dans cette réflexion à l’époque. J’étais fasciné par tout ce qui relevait de l’esquisse. Dans les arts visuels, les esquisses sont reconnues comme des œuvres. Il existe des tableaux de Pablo Picasso avec 250 essais. C’est cette liberté dans la pratique que j’avais envie de retrouver dans ce que j’appelais mes cahiers d’esquisses, où je pouvais essayer ou reprendre une idée.
En vous référant à l’assonance comme à un artisanat élémentaire de la poésie, vous ouvrez, par les esquisses, une liberté de circulation à différents niveaux d’élaboration de la pièce.
C’était aussi une manière de m’affranchir d’une certaine injonction à produire des œuvres closes. Pour la première Assonance, mon travail s’est accompagné d’un processus pictural : la composition musicale et la pratique picturale se nourrissaient mutuellement. Progressivement, une forme de cohérence est apparue, fondée sur la récurrence de motifs qui se transforment selon des trajectoires multiples. Cette logique de circulation du matériau m’a conduit à prolonger l’expérience jusqu’à neuf Assonances. Au fond, dans ce sens, cela est très similaire à l’approche boulézienne.
Pour en venir à la création, au-delà de reprendre l’effectif de cummings ist der dichter, vous reprenez chaque mouvement de bakhti, il y a le fragment du Rig-Veda, mais le titre n’est pas du tout de E.E. Cummings. …il semble que ce soit le ciel qui ait toujours le dernier mot… est une phrase de René Char. C’est un pas de côté mais qui reste à l’intérieur de l’univers Boulézien.
Je suis parti de mon aventure avec l’Ensemble Intercontemporain, qui était initialement très liée à Jonathan Harvey et Peter Eötvös. Mon lien avec Pierre Boulez ne se développa vraiment que plus tard. La succession des disparitions dans le milieu musical a profondément marqué ma réflexion. La mort de Kaija Saariaho, avec qui j’avais étudié, celle de Jonathan Harvey, frappante d’absurdité, puis celles de Pierre Boulez et de Peter Eötvös, avec qui j’avais encore échangé peu avant sa disparition, ont constitué une forme de rupture brutale.
Par un hasard significatif, la phrase de René Char m’est alors apparue avec une résonance particulière : nous disparaissons tous. Si le poète y voyait une réflexion métaphysique, j’y ai plutôt perçu une prise de conscience de notre finitude. Le lien avec Pierre Boulez se prolonge ici d’une autre manière : c’est lui qui m’a mené à René Char, tout comme Luciano Berio m’a conduit à découvrir E.E. Cummings.
Est-ce que, dans la partition, quelque chose vient répliquer au rapport que Pierre Boulez avait avec l’EIC et à sa façon de travailler le son ?
Aujourd’hui, la notion même de l’écriture musicale est interrogée, parfois remise en cause. Pourtant, je reste très attaché à la partition, qui est à la fois un laboratoire pour le compositeur et un mode de transmission aux musiciens. Plus elle est claire et détaillée, plus on peut aller droit à l’essentiel. Sans cela, on perd un temps précieux à tout expliquer. Avec une partition de Pierre Boulez, on comprend immédiatement comment cela doit sonner, même dans des œuvres ouvertes comme Éclats. Une fois le système assimilé, tout devient limpide. C’est cet aspect que je qualifie d’« artisanat » chez Boulez : une exigence dans la construction du matériau qui n’enferme pas la musique, mais au contraire en organise la potentialité expressive.
S’il doit y avoir un legs musical de Pierre Boulez, il est donc à défendre l’écriture comme vecteur de liberté de création…
Et d’invention. Mais aussi dans l’exigence que le compositeur s’impose à lui-même, à l’égal de ce qu’il attend des musiciens. On leur demande d’interpréter des œuvres techniquement redoutables, alors il est normal d’être tout aussi exigeant envers soi-même. J’ai conscience d’écrire une musique souvent très virtuose, et Pierre Boulez avait cette approche, surtout dans ses dernières œuvres.
J’enseigne la composition, et pour la classe, je donne beaucoup de séminaires d’analyse sur des pièces du XXᵉ et XXIᵉ siècle. Étudier les œuvres de Pierre Boulez, c’est constater à quel point il était rigoureux avec lui-même. Cette exigence est une leçon essentielle pour les compositeurs d’aujourd’hui.
Photos © EIC
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