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Convergences avec Mallarmé. Le “Livre pour quatuor à cordes”.

Boulez 100, Entretien By Célestin Deliège, le 12/03/2025

Entre 1972 et 1974, le musicologue belge Célestin Deliège a mené de nombreux entretiens avec Pierre Boulez, dont celui ci-après ayant pour sujet le Livre pour quatuor du compositeur, une œuvre au programme de plusieurs concerts à venir, dont le premier au Musée Picasso d’Antibes le 17 mars. Retour sur la genèse et les développements de cette œuvre singulière pour quatuor à cordes, restée en partie inachevée.*

Célestin Deliège : Vous remettez souvent sur le métier ; néanmoins, il semble que certaines œuvres aient pu être réalisées d’un seul coup : par exemple, la Deuxième Sonate, Le Marteau sans maître ou le Livre pour quatuor dont je voudrais parler maintenant. Il connaît deux versions, mais deux versions délibérées, l’une n’oblitérant pas l’autre.

Pierre Boulez : Exactement. Quand j’ai relu le Quatuor à cordes, qui était fini depuis longtemps, j’ai vu que les problèmes d’interprétation pour un quatuor étaient très grands, et qu’un chef d’orchestre serait nécessaire pour les résoudre. Or, un chef d’orchestre en face d’un quatuor à cordes, ça n’est pas tellement convaincant, si bien que j’ai pensé, après avoir joué plusieurs fois l’op.5 de Webern transcrit, que le moyen de prendre ce texte et de lui faire donner vraiment tout son maximum était de l’orchestrer. Mais dans l’orchestration, on ne peut plus avoir le même point de vue : j’ai donc repensé complètement cette musique et, dans les deux mouvements de ce Livre pour quatuor à cordes devenu un Livre pour orchestre à cordes (fondamentalement, la musique est la même), il y a une telle prolifération, une telle surcharge d’idées, que c’est pratiquement une nouvelle pièce. En ceci, je suis comme certains peintres du XIXe siècle : par exemple Cézanne, qui reprenait tout le temps le motif de la Sainte-Victoire. Pourquoi reprenait-il tout le temps ce motif ? Pourquoi avait-il besoin d’y revenir vingt ou trente fois ? Probablement parce qu’il y a des choses que l’on reprend pour fixer son horizon par rapport à soi-même, pour voir où on en est. Dans mon cas, il s’agit d’une espèce de révision nécessaire par rapport à une forme, quand elle peut donner mieux.

Célestin Deliège : L’œuvre s’intitule Livre. C’est là une chose importante à souligner chez vous. Vous avez, depuis longtemps, rêvé d’écrire des œuvres qui soient de véritables livres. Vous n’avez pas toujours pu donner suite à cette exigence de départ, peut-être comptez­-vous encore le faire ? En tout cas, peut-on dire que concevoir des œuvres de très longue haleine, capables de permettre certains choix ou d’occuper toute la durée d’un concert, comme ça été le cas plus tard avec Pli selon Pli, soit une tendance que vous maintenez ? Où en trouvez-vous les motivations ?

Pierre Boulez : Je la maintiens de plus en plus, et plus je vais, plus j’essaie d’unifier certains aspects de l’invention. Les différentes œuvres que j’écris, quel qu’en soit l’effectif d’interprètes, ne sont, au fond, que les faces d’une seule œuvre centrale, d’un concept central. En tout cas, je peux difficilement me détacher d’un univers ; une fois que je l’ai amorcé, il a tendance à devenir autonome et à s’agrandir. Malheureusement, quelquefois les circonstances ne me permettent pas de l’agrandir suffisamment, et c’est pour cela que vous avez des univers qui sont encore en expansion, qui ne sont pas finis. Je ne peux pas arriver à me séparer d’un matériel tant qu’il est encore vivant pour moi. On a eu la même situation avec Éclat qui a commencé par une toute petite pièce : dans son état actuel, cette pièce dure vingt-cinq minutes. J’en ai composé encore beaucoup plus, à peu près le double. La prochaine fois, je la jouerai en entier.

 

Célestin Deliège : Cette conception centrale à laquelle vous vous référez, n’est-ce pas un peu la conception du Livre mallarméen ? Or, on savait peu de choses sur le Livre de Mallarmé à l’époque où vous avez écrit ce quatuor à cordes. Cela ne peut donc pas être une référence directe ; mais la coïncidence est néanmoins assez frappante.

Pierre Boulez : Il faut bien citer des dates pour mettre les choses au point. Cette idée d’un Livre pour quatuor, constitué au départ de mouvements détachables, m’est venue en 1948-49, probablement en lisant Igitur et le Coup de dés. J’avais découvert que le poème n’était plus simplement un petit morceau séparé, mais qu’il pouvait être d’une grande continuité, en même temps qu’une continuité séparable : c’est-à-dire une continuité dont on peut détacher des pièces parce qu’elles ont un sens et une validité, même détachées du contexte continu dans lequel elles se placent. Voilà le point qui m’a intéressé. 
Quand j’ai écrit, beaucoup plus tard, en 1956-1957, ma Troisième Sonate pour piano, je n’avais pas encore lu le Livre de Mallarmé, puisqu’il a été publié fin 1957. J’avais intitulé un des formants : Constellation, et on m’a demandé si j’avais lu cet inédit de Mallarmé. « Non, ai-je répondu ; où peut-on se le procurer ? ». Je l’ai lu ensuite et j’ai vu que ce que j’avais conçu pour cette Troisième Sonate, sans être la même chose, naturellement, était très près de la conception du livre ouvert de Mallarmé et, en particulier, du livre dans l’épaisseur, c’est-à-dire où les développements deviennent de plus en plus complexes au fur et à mesure qu’on s’avance dans l’épaisseur du contenu. Un des formants de cette sonate est conçu sur ce principe. Je l’ai mis au frigidaire pour le moment parce que je veux le retravailler, mais c’est une conception qui m’est extrêmement familière.
Quand on avance dans l’épaisseur d’un livre, on doit avoir une texture plus ou moins complexe, parce qu’on accumule au fur et à mesure des connaissances ; c’est-à-dire qu’on ne lit pas la page 1 comme on lit la page 30. La page 1 est simple et la page 30 est complexe parce qu’elle ramasse toutes les connaissances qu’on a acquises de la page 1 à la page 29.

De gauche à droite : Jeanne-Marie Conquer, Diego Tosi, Odile Auboin et Renaud Déjardin.

En musique, c’est ce que je fais quelquefois : les développements s’accumulent et deviennent des tropes greffés sur des tropes qui seront à leur tour greffés sur des tropes, si bien qu’on a différentes accumulations de richesses. Cela constitue une démarche très particulière pour moi : cette accumulation qui part d’un principe très simple et qui arrive à une situation chaotique, parce qu’elle est engendrée par un matériel qui tourne sur lui-même et qui devient tellement complexe qu’il perd toute physionomie individuelle et arrive à faire partie d’un immense chaos.
C’est aussi un contraste que je pratique très volontiers entre des structures très claires et des structures où la surcharge implique fatalement la non-absorption. Dans un passage évident, clair, simple, on absorbe à 100% ce qui est dit parce qu’on en distingue très bien toutes les articulations : le cheminement, la forme générale, etc. Au contraire, dans un passage très complexe, les superpositions sont tellement denses à certains moments qu’elles s’annihilent entre elles, et, finalement, il en résulte une impression globale. Ce contraste entre la perception vraiment totale et la perception globale qui ne peut plus saisir aucun détail, est une des choses qui me tiennent le plus à cœur. Pour moi, cela a également rapport avec une conception du temps en général : le temps, dans une structure très claire, est un temps très relâché, un temps lent de perception ; tandis qu’au contraire, dans une accumulation, le temps global ne peut plus se décomposer. Beaucoup de ces choses, je les ai découvertes au fur et à mesure, mais ces options m’étaient déjà familières à l’époque du Livre pour quatuor à cordes.

Célestin Deliège : Nous sommes ici à la croisée de divers chemins. Cette notion du temps, cette prolifération des œuvres à travers l’œuvre globale, c’est évidemment le cheminement qui vous relie plus directement à Mallarmé, peut-être aussi à Proust ; mais n’est-ce pas également cette sorte de cheminement qui relie à la fois Proust, Mallarmé et vous-même à Wagner ?

Pierre Boulez : Certainement ! On s’est beaucoup étonné quand j’ai accepté l’invitation de diriger Wagner. C’est un musicien qui m’a beaucoup impressionné par son sens de l’organisation de l’énorme dimension, pour aller d’un point à un autre en passant par des paysages vraiment très différents. Une des conceptions les plus irréversibles de Wagner, plus encore que son langage musical, c’est cette référence permanente de l’ensemble des parties à un noyau central. C’est une conception qu’il a mise en valeur, et là, en effet, à travers les influences littéraires, il est bien certain que l’influence de Wagner est à la base de mon projet.

Célestin Deliège : Et c’est peut-être ce qui a impliqué l’admiration que lui ont vouée ces écrivains également ?

Pierre Boulez : Je le crois, en particulier pour quelqu’un comme Mallarmé et même Proust… Je pense à cette page de Proust dans La Prisonnière qui décrit le troisième acte de Tristan. Il remarque qu’à partir d’une simple mélodie de pâtre, avec un simple instrument monodique, Wagner construit toute une scène ; que ce motif arrive à articuler toute la première scène du troisième acte. C’est une description qui implique que Proust a admirablement compris la façon de procéder de Wagner : une façon qui ne retourne jamais en arrière, mais qui utilise toujours les mêmes motifs, les mêmes ressources de base, pour arriver à un développement continu extrêmement serré et extrêmement libre à la fois. Cette page de Proust sur le troisième acte de Tristan est une des pages les plus impressionnantes sur Wagner. C’est une des moins connues malheureusement. Albertine est absente pour un après-midi, elle est allée au spectacle et le narrateur nous livre ses réflexions sur la construction du continu wagnérien.


Célestin Deliège : Je vais maintenant employer un langage que je déteste, c’est-à-dire me comporter pour un instant comme les critiques qui se réfèrent à des impressions personnelles pour en déduire des jugements objectifs. J’ai toujours été frappé par le degré d’austérité contenu dans le Livre pour quatuor à cordes. Doit-on l’attribuer – si ce n’est pas un critère trop subjectif, et c’est pour cela que je pose la question – au traitement sériel, à l’essence même, éventuellement, de la série, ou à l’homogénéité des timbres, ou bien ne l’avez-vous pas ressentie ?

Pierre Boulez :  Il y a des mouvements austères ; mais c’est d’abord parce que j’étais très préoccupé par des problèmes de technique en relation avec l’expression. Ensuite, la violence native de l’écriture de piano, qui avait lieu, par exemple, dans la Deuxième Sonate, disparaît ici parce que le quatuor à cordes n’est pas un instrument violent, ni fracassant. Le fait d’utiliser le quatuor à cordes a engendré une certaine réserve et une certaine restriction. Dans certains mouvements surtout, il y a l’austérité  de la recherche elle-même, qui m’a obligé à restreindre les possibilités dans l’emploi des phrases, des motifs, etc. Mais dans les mouvements lents, en particulier – ils ont été joués une ou deux fois à Darmstadt par le Quatuor Hamann –, il y a des moments très agités, très décoratifs au contraire, d’une grande exubérance, et même de baroquisme. J’espère les orchestrer suffisamment pour le faire entendre.
Il existe donc un contraste entre des mouvements « austères », comme vous les appelez, et qui sont plutôt rudes même dans cette austérité, et des mouvements, au contraire, assez souples et assez flexibles. Cette oscillation entre l’austérité de certains passages très volontairement dépouillés, rigides même, et la flexibilité d’autres mouvements ou d’autres passages fondés sur des mélismes très profus, des structures rythmiques très souples qui impliquent une flexibilité permanente et comme une quasi-improvisation, c’est un contraste qui est fondamental en moi. Vous trouverez souvent dans certaines portions de mes textes : « Il faut comme improviser » ; c’est-à-dire qu’on ne doit plus sentir le travail de mise en place, mais faire éprouver une impression de flexibilité et d’improvisation. Au contraire, vous trouverez aussi « tempo strict », par exemple, ou « strict dans les relations rythmiques », lorsque, dans un texte, la rigidité de la structure reprend place et doit avoir toute son importance. Il y a une double polarisation tenant au fait que, dans certains cas, la musique « montre ses dents ou ses os », tandis que dans d’autres, au contraire, toute la structure est dissimulée sous une enveloppe beaucoup plus flexible, et beaucoup plus fragile, même.

Pierre Boulez, Livre pour quatuor,V, par le Quatuor Hamann, Darmstadt, 1961.  

 

 

*Entretien extrait de : Par volonté et par hasard, Pierre Boulez, p.61-68, © Editions du Seuil, 1975.

Photos (de haut en bas) : Pierre Boulez © Philippe Gontier ; autres photos © EIC