Oren Boneh : un portrait en musique et en films.
PortraitLe 20 février, à la Cité de la musique, Oren Boneh présentera sa création musicale pour le film muet Quand j’étais mort (1916) d’Ernst Lubitsch. L’occasion de revenir avec le jeune compositeur sur les musiques et les films qui l’ont marqué.
Le souvenir d’un ciné-concert où vous êtes allé ?
Metropolis (1927) de Fritz Lang sur une musique de Martin Matalon (1995)
En écoutant la musique de Martin Matalon pour Metropolis, il y a dix ans à la Philharmonie, j’ai ressenti un grand choc. Souvent, les pianistes improvisent dans un style datant de l’époque du film. En utilisant l’électronique, Matalon a renouvelé une vieille forme tout en restant lui-même. On quitte le langage romantique et on brise les codes du genre, ce qui rend le film extrêmement moderne. J’ai toujours pensé que ma musique pouvait aller avec des images ; c’est pourquoi je suis très heureux que l’Ensemble intercontemporain m’ait proposé de mettre en musique Quand j’étais mort d’Ernst Lubitsch. Mais je n’ai pas osé échanger en amont avec Martin Matalon qui compose la musique de La Princesse aux huîtres, l’autre film au programme du 20 février. Il me fallait trouver ma propre manière pour mettre en musique Lubitsch. Je pense que ce sera un ciné-concert plein de rythmes et de couleurs ; nous verrons comment nos approches sont à la fois différentes et semblables.
Un film que vous ne cessez de revoir ?
Mulholland Drive (2001) de David Lynch
Mulholland Drive est une énigme. L’intrigue est simple, les personnages y sont sommaires et les acteurs surjouent souvent. Mais il existe un tel contraste entre cette simplicité apparente et le réseau de significations qui sous-tend l’intérieur de chaque scène ! Chez Lynch, rien n’est jamais unilatéral : on rit de choses tragiques, et certaines choses qui paraissent stupides cachent une gravité secrète. Il n’y a jamais une seule émotion mais une combinaison d’émotions qui rendent ce film d’une richesse inépuisable. Par cet humour et ces contrastes, le réalisateur dit des choses profondes sur la société.
Pour Quand j’étais mort, je me suis mis dans la peau d’un martien qui atterrit sur terre : j’observe les coutumes de la famille bourgeoise du film, leur manière de parler, leurs rituels aussi. Puis un peu comme chez David Lynch, j’accentue cette étrangeté par des contrastes. Au début de Mulholland Drive, le personnage joué par Naomi Watts arrive en souriant à l’aéroport de Los Angeles, avant de connaître une destinée plus sombre. Mes pièces partent souvent d’une situation identifiable, puis abordent des territoires plus inquiétants.
Une musique inattendue qui vous a secrètement inspiré ?
The Real Slim Shady (2000) d’Eminem
J’ai grandi avec le rap des années 1990. Comme les personnages de Mulholland Drive, Eminem joue souvent de façon théâtrale. Je m’intéresse moins à ses paroles qu’à sa manière de parler. Il imite d’autres voix et endosse ses rôles de façon extrêmement dramatique. Dans ma musique, j’ai besoin d’énergie. À l’époque des mixtapes, je me souviens que j’enlevais systématiquement les mouvements lents des concertos. J’aime les musiques rapides. Par l’énergie et les différents changements d’intensité, on parvient à surprendre l’auditeur. Mon rêve est d’écrire une musique qui serait à chaque instant imprévisible.
Votre musique préférée des années 1910 ?
Le Sacre du Printemps (1913) d’Igor Stravinsky
Pour mettre en musique Quand j’étais mort de Lubitsch, j’ai longtemps hésité sur le type de musique qu’il fallait. J’ai posé différentes œuvres sur les images et aucune ne marchait, jusqu’à ce que je place ma pièce Go to the ant (lien ci-dessous). Une sorte de carnaval surjoué, avec des rythmes sauvages inspirés du Sacre du Printemps de Stravinsky. En réalité, il me fallait trouver l’élément sonore le plus distant de l’intrigue. Comment contraster avec l’ambiance du film ? Quand j’étais mort parlant de la bourgeoisie, j’ai imaginé une musique très percussive. Lorsque les personnages s’énervent, cette fureur mécanique semble hors de propos : je tenais à ce qu’on se moque un peu des problèmes futiles des personnages. De même, j’utilise des synthétiseurs qui possèdent une sonorité des années 1970 très vintage. Cette électronique désuète est la dernière chose qu’on aurait associée à un film se déroulant dans l’Allemagne des années 1910. J’emploie également des bruitages maladroits pour mettre en musique des gestes qui ne font pas de bruit.
Une musique qui vous fait rire ?
Ludus de Morte Regis (2013) de Mauro Lanza
Avec Francesco Filidei, Mauro Lanza est un compositeur très important pour moi. Ludus de Morte Regis est une pièce très drôle. Comme dans le film de Lubitsch, il s’agit d’une satire de la bourgeoisie. Lanza utilise trois textes, concernant trois tentatives d’assassinat d’un roi. Dans le troisième, la mort du grand personnage est signalée par le bruit d’un… pet. Ainsi, Mauro Lanza opère un véritable renversement des valeurs : les sons dits d’en bas sont placés au premier plan et inversement. Dans ma musique, j’utilise souvent des appeaux, des flûtes à coulisses, des kazoos et j’aime créer des mélanges détonants comme des fanfares de carnaval dans un contexte très dramatique. Cette inversion dévoile l’absurdité de l’existence. Dans ma jeunesse, le film Un Fauteuil pour deux de John Landis [Trading Places, 1983] m’avait beaucoup frappé : le personnage de clochard joué par Eddie Murphy échange sa place avec un grand patron de bourse interprété par Dan Aykroyd. Les deux finissent par vivre la vie de l’autre. Par ce renversement, le film dévoile l’absurdité de nos privilèges et de nos rôles en société.
Votre silence préféré en musique ?
music for people who like art (2015) d’Andrew Hamilton
Andrew Hamilton est un compositeur irlandais, qui mérite d’être plus connu en France. music for people who like art est une pièce qui m’a beaucoup influencé. A partir d’un manifeste du plasticien Ad Reinhardt, Hamilton joue avec le silence. La soprano répète les phrases “Art-as-Art, Art from Art, Art on art”, jusqu’à leur faire perdre sens. On entend des impulsions mais on ne sait jamais quand ni sous quelle forme le silence va intervenir.
Je reste néanmoins prudent avec le silence car c’est un outil lourd et puissant. Dans ma pièce Her majesty the fool pour accordéon et électronique, je l’employais de façon à rendre vulnérable l’auditeur. Mais si on utilise trop le silence, celui-ci finit par devenir prévisible et stéréotypé. Dans le film Quand j’étais mort, je n’emploie un silence de dix secondes qu’à une seule reprise. Comme l’apogée du film se trouve dans la troisième et dernière partie, il me fallait indiquer qu’on ne se trouvait plus dans le même espace. Après cette pause, l’auditeur sait que tout va se dérégler puis se détruire, jusqu’à l’accord majeur final, supposé rétablir l’ordre initial.
Photos : Oren Boneh © Franck Ferville / Metropolis, Cité de la musique, 2011 © EIC
Share