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Casser les codes. Entretien avec Valeria Kafelnikov, harpiste.

Entretien By Jéremie Szpirglas, le 11/07/2019

 

Valeria Kafelnikov est la nouvelle harpiste de l’EIC depuis maintenant deux mois. Une rencontre s’imposait, avec cette musicienne franco-russe qui, déjà forte d’un beau parcours, enrichit l’Ensemble d’une personnalité aux multiples facettes.

Valeria, d’où vous vient votre curiosité pour le répertoire contemporain ?

Cette curiosité n’a pas toujours été là ! Je me souviens, adolescente, avoir traversé l’enfer en travaillant ma première pièce de Heinz Holliger. Je n’y comprenais rien, c’était une torture. Ma prof tentait de m’encourager en me disant : « Tu sais, un jour, si tu veux te présenter à l’EIC, c’est maintenant qu’il faut commencer ! » Je ne sais pas pourquoi elle disait cela, mais elle avait raison…

Certaines œuvres m’ont fait l’effet d’un choc, je me souviens d’Amériques de Varèse ou de Wozzeck de Berg — il y a eu un avant et un après chacune de ces découvertes. Mon professeur de harpe au CNSM de Lyon, Fabrice Pierre, qui dirigeait un atelier de musique du XXe siècle, a beaucoup contribué à nous transmettre le goût des œuvres de Ligeti, Boulez, Dallapiccola. Pendant mes années de formation j’ai été bouleversée par ma rencontre avec György Kurtág, qui m’a ouvert une porte insoupçonnée sur l’interprétation. Travailler avec Pierre Boulez a également été une expérience absolument fondatrice et très structurante. Et puis il y a eu un festival de copains à Lépin-le-Lac, le Festival des Nuits d’Été, dirigé par Julian Boutin (NDR : altiste du Quatuor Béla). C’était pour moi (et pour beaucoup d’autres aussi) la matrice de l’envie de tracer un chemin artistique, de faire confiance à l’imaginaire, de faire résonner musique avec aujourd’hui et de partager, partager, partager…

Enfin, avoir assuré des créations et interprété du répertoire contemporain avec François-Xavier Roth et son orchestre Les Siècles a été une magnifique école pour moi. Sous sa baguette, tout a une place évidente, la rigueur révèle les contours de l’œuvre, la musique émerge dans toute sa complexité et puissance.

Vous vous êtes formée en Russie et en France : avez-vous le sentiment que cette double expérience change votre approche des œuvres en générale, et du répertoire contemporain en particulier ?

Grace à ma double culture franco-russe j’ai pu expérimenter deux formes de pédagogie musicale très différentes et cela m’autorise peut-être à faire un pas de côté, à prendre un peu de distance par rapport à ce qui se pratique dans l’un ou l’autre ce ces deux pays.

L’éducation musicale que j’ai reçue en Russie était à la fois de haut niveau et très bienveillante (on entend souvent le contraire). Tout était basé sur l’ancrage dans le langage tonal ! On peut certainement parler d’une excellente école russe de la harpe — mais il faut dans le même temps avouer que l’école française est une merveille ! Ce que je retiens finalement, c’est une relative absence d’attachement à mon instrument… Du coup, je n’ai aucun mal à prendre des chemins non académiques, des chemins de traverse, pour le faire sonner. Au fond, mon rapport à la harpe a toujours été un peu expérimental. C’est aussi l’héritage de mon père, musicien lui aussi, trompettiste. Même s’il est toujours difficile d’accepter d’apprendre de ses parents, il m’a aidée à m’interroger sur ce que peut raconter chaque note, chaque geste musical. Cela a construit mon rapport au son, au fait de « musiquer ».

 

Vous êtes déjà une habituée des concerts singuliers, mêlant divers répertoires au sein de formats atypiques. Qu’y cherchez-vous ?

J’admire beaucoup les musiciens qui adoptent une posture d’invention. C’est ce qui crée en moi du désir, en tant que spectatrice et en tant qu’artiste. On observe une vitalité merveilleuse dans la création chez les gens de théâtre, chez les circassiens, pourquoi pas chez les musiciens ?

C’est ce goût pour la création qui vous a donné envie de rejoindre l’Ensemble ?

Les missions de l’EIC sont celles qui m’animent dans ma démarche d’imaginer des projets et de les réaliser. Jusque-là, j’avançais en m’appuyant sur des festivals ou des compagnies. C’était un cheminement souvent difficile et très prenant. Ce poste m’est apparu comme une possibilité inespérée d’être exactement à l’endroit où la création est soutenue, où l’on peut aussi davantage se consacrer à la musique ! Dans le même temps, cet ensemble de musiciens d’un niveau exceptionnel me semblait complètement hors de portée. Je n’en reviens toujours pas d’avoir eu leur confiance.

 

         Pierre Strauch  et Valeria Kafelnikov 

Comment s’est déroulé le concours et comment avez-vous, justement, trouvé l’accueil de vos collègues ?

J’ai vécu le concours comme un moment d’intense concentration ! Le programme, pensé comme un kaléidoscope très complet, alternait des monuments de la musique du XXe siècle, comme la Sequenza de Berio, et des pièces classiques et modernes, en passant par des traits d’une difficulté inouïe… Le tout dans un bel équilibre. Quant à l’atmosphère du concours, j’ai eu le sentiment d’un grand respect envers les candidats : chacun bénéficiait d’une écoute attentive et sans interruption. Cela m’a vraiment aidée à être confiante et pleinement engagée. Quant à mes nouveaux collègues, ils m’ont dès le premier jour réservé un accueil très cordial. Je n’aurais pas cru que tant de simplicité et de chaleur étaient possibles ! C’est une histoire qui commence pour moi à leurs côtés, je m’en réjouis, sans encore parvenir à me rendre compte que c’est réellement arrivé…

 

Qu’attendez-vous de cette nouvelle vie musicale  qui commence à l’EIC ?

Beaucoup ! Pour l’heure, j’apprends à connaître toute l’équipe, Matthias Pintscher, la façon de travailler de l’Ensemble, de se concerter, de mener des projets à bien. J’ai déjà quelques idées en tête de collaborations très précises, des idées que je porte depuis plusieurs années — mais il est trop tôt pour en parler. Je suis très heureuse de nouer des liens avec des compositeurs•rices que je découvre grâce à l’EIC et j’espère continuer à travailler avec ceux dont j’adore la musique comme Frédéric Pattar, ou encore solliciter des collaborations avec Mikel Urquiza, Liza Lim, Roque Rivas et bien d’autres.

J’ai envie de déployer mon énergie à faire venir des publics inattendus à nos concerts ou encore à aller dans des lieux où ces rencontres sont possibles. Je voudrais toucher des adolescents, ceux dont la culture est très éloignée de la musique « savante », de la création contemporaine. Casser les codes, ça m’intéresse.

 

Photos (de haut en bas) © Franck Ferville / autres photos © EIC