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« Die Stadt ohne Juden ». Entretien avec Olga Neurwirth, compositrice.

Entretien By Jéremie Szpirglas, le 15/02/2019

 

Die Stadt ohne Juden (La ville sans Juifs) est un film autrichien muet de 1924 réalisé par Hans Karl Breslauer qui dénonce l’antisémitisme sous la forme d’une satire aussi féroce que prémonitoire. Ce chef-d’œuvre méconnu du cinéma expressionniste sera présenté le 15 mars prochain à la Philharmonie de Paris dans une version restaurée de surcroît enrichi d’une nouvelle composition d’Olga Neuwirth. La compositrice autrichienne revient sur l’origine d’un projet aux multiples dimensions.    

 

Olga, comment avez-vous découvert le film Die Stadt ohne Juden (La ville sans juif) ? Connaissiez-vous déjà le livre dont il est tiré ?

C’est une longue histoire, qui remonte à de nombreuses années. Entre 1983 et 1993, j’étais plongée dans une intense quête de ma propre identité. À la fin des années 1980, j’ai pu faire une visite guidée privée du Musée d’Histoire Naturelle de Vienne, que j’avais réussi à organiser dans le cadre de mes recherches sur le passé de ma famille. Au cours de cette visite, j’ai remarqué un certain nombre d’objets apparemment négligés parmi les collections du musée. C’est ainsi que je suis tombée sur l’histoire, étouffée jusque-là, d’une collection de restes humains de citoyens juifs assassinés sur l’autel de soi-disant « recherches anthropologiques ». Je n’oublierai jamais l’odeur du formol ! En état de choc, j’ai fait part de ma découverte à Elfriede Jelinek. Laquelle a intégré ce que je lui avais raconté dans un chapitre d’un de ses livres, Enfants des morts (Die Kinder der Toten, 1995), qui a fait boule de neige : ainsi est né le premier débat public à ce sujet, suivi de la procédure de restitution et d’inhumation de ces restes. Plus tard, en 2000, nous avons voulu nous pencher sur cette histoire abominable lorsque j’ai reçu une commande d’opéra en Autriche. Nous avons alors proposé comme sujet « Les enfants de Spiegelgrund ». « Am Spiegelgrund » est le nom de la clinique, au sein de l’hôpital psychiatrique viennois de Steinhof, où se déroula le programme Nazi d’euthanasies d’enfants. C’est là que des enfants malades, handicapés, ou présentant des troubles du comportement, ont été maltraités, torturés et tués par les Nazis entre 1940 et 1945. C’est aussi au cours de ma « quête d’identité » que j’ai lu le livre, incroyablement lucide et visionnaire, Die Stadt ohne Juden écrit par Hugo Bettauer en 1922. Et, très peu de temps après, j’ai vu une version non restaurée du film muet. Je connaissais donc plutôt bien Die Stadt ohne Juden lorsque, en 2016, le Wiener Konzerthaus m’a approchée pour me demander d’écrire une musique pour la première mondiale de la version restaurée du film de Hans Karl Breslauer. Le film ne nous était effectivement parvenu que sous une version incomplète et des scènes manquantes, parmi les documents perdus les plus recherchés de l’histoire du cinéma autrichien, ont été découvertes sur un marché aux puces parisien et confiées au Archives Autrichiennes du Film.

 

Que représente ce film à vos yeux aujourd’hui ?

Ce film n’est pas simplement un vieux film muet, c’est un chef-d’œuvre engagé. Les Archives Autrichiennes du Film, qui ont méticuleusement restauré le film, l’affirment : nul autre film de l’époque ne traite aussi directement de l’expulsion des juifs, nul autre film de l’époque ne montre le quotidien des juifs. Aujourd’hui, la haine des juifs donne à nouveau de la voix, et avec une brutalité croissante — jusque dans les démocraties occidentales. Et, alors que des politiciens ont de nouveau recours à des manœuvres retorses pour excuser le racisme et l’incitation à la haine, l’heure est venue de faire taire l’assaut que nous subissons de la part d’une certaine terminologie triviale et abrutissante.

Réalisé en 1924, le film offre une vision apocalyptique de ce qui deviendra plus tard une réalité. Le journaliste et écrivain Hugo Bettauer, dont le livre a inspiré le film, a été assassiné sur son lieu de travail par un jeune nazi, quelques mois à peine après la première projection. Le meurtrier n’a jamais été condamné, bénéficiant de la protection d’avocats antisémites et de politiciens influents.

J’ai dans un premier temps refusé la proposition du Wiener Konzerthaus, car je ne pensais pas disposer de suffisamment de temps et je ne voulais pas me contenter d’un simple « commentaire » musical de ce film — celui-ci moins qu’un autre. Un tel travail représente une responsabilité considérable. Plus tard, comme c’est souvent le cas dans ce petit monde qu’est Vienne, il se trouve que j’ai croisé Hans Hurch, qui dirige la Viennale. D’emblée, il m’a dit que, en dépit de mes réserves, je devais écrire cette musique, car il croyait en moi et en ma capacité de le faire. Il a été si insistant et convaincant, que je suis revenu sur mon refus initial. C’est pour cette raison que ma musique pour le film est aussi dédiée à Hans Hurch, mort prématurément en 2017. Il va sans dire que, eu égard à la nature fugace de la musique, je ne peux exprimer une quelconque vérité objective quant au contenu du film. Toutefois, après avoir effectué une analyse laborieuse du matériau filmique, je suis parvenue à en donner ma vision musicale très personnelle. J’espère que la composition qui en est sortie est pertinente, instillant une forme productive de doute grâce à l’application de techniques complexes de camouflage, en mêlant une certaine distance (ironique) et par moments une rage acoustiquement pénétrante (vis-à-vis de la cruauté des humains, fruit de leurs égotisme, avarice et jalousie). Craignons les humains, tant il y a en nous qui devrait nous effrayer !

Vous êtes une personnalité engagée politiquement dans votre pays. Cet engagement s’est-il exprimé dans la composition de votre musique ?

Mon engagement ne date pas d’hier — et ne participe aucunement à cette mode qui veut que les compositeurs se manifestent politiquement — je suis désolée de le dire, mais c’était nécessaire. Je prends le risque de mes opinions, et de les exprimer, depuis mes quinze ans. Mais, à l’époque, nombre de mes collègues considéraient que de tels manifestes politiques n’étaient qu’une diversion éloignant de préoccupations musicales « sérieuses », ou peut-être leur dédain ne s’adressait-il qu’à la femme, qui n’était pas sensée exprimer de telles opinions — c’était en tout cas vu comme un comportement impropre, et un mélange des genres inopportun. Les critiques à mon endroit ont été particulièrement dures après mon discours public “Ich lasse mich nicht wegjodeln” (« Je ne serai pas yodelée hors de la vie ») lors d’une manifestation à Vienne, le 19 février 2000 — contre l’entrée dans la coalition de gouvernement du parti d’extrême-droite FPÖ. Donc, à nouveau, il me faut donner une réponse plutôt longue… (rire) puisque les mécanismes du pouvoir, du populisme et de l’antisémitisme ont toujours joué un rôle déterminant dans ma vie. Et pour tenter de prendre conscience et de comprendre la montée de haine dont on fait aujourd’hui l’expérience un peu partout. Le livre, que Bettauer a sous-titré Ein Roman von übermorgen (Un roman d’après-demain), a été conçu comme une analyse cinglante et satirique de la situation d’alors. Car, contrairement au film restauré, le livre se termine sur un discours du maire qui, dans un roucoulement cynique et hypocrite, commence ainsi : « Mein lieber Jude… » (« Mes chers juifs… ») Si un autrichien vous donne un jour du « Mon cher… », prenez garde ! Comme le livre le raconte sans ambages, la foule, qui exigeait un moment auparavant dans un hurlement euphorique l’expulsion des juifs de la ville, commence à réclamer à grands cris leur retour. Bettauer le décrit avec une ironie amère à la fin du livre : « … au son des fanfares et des trompettes hurlantes, le maire de Vienne, Herr Karl Maria Laberl, étend ses bras dans un geste de bénédiction… » Chaque fois que j’entends le nom de Karl Maria Laberl, je ne peux m’empêcher de sourire, car, pour moi, c’est une référence évidente au leader et fondateur du Parti Chrétien-Social autrichien (CS), Dr. Karl Lueger, qui professait son antisémitisme dès 1887. Les factions des Nationalistes allemands et des Chrétiens-Sociaux (qui sont aussi mentionnées dans le film) ont uni leurs forces en 1888 pour former une coalition électorale en vue des élections municipales viennoises : plus tard, il se sont faits connaître sous l’étiquette des Chrétiens Unis (Vereinigte Christen).

Nombre de jeunes membres du clergé pensaient alors que le règlement des problèmes sociaux passait par la résolution de ce que l’on appelait la « Judenfrage » (la question juive). Selon eux, l’amélioration des conditions de vie des artisans de la ville, qui apparaissent dans le film, ne pouvait se faire que par l’application d’une législation anti-juive, dirigée contre les juifs de Vienne. La rhétorique antisémite de Lueger a remporté une très large popularité. Notons au passage que le mot « Laberl » a de nombreuses significations en dialecte viennois ( « petite galette de viande » ou « petite miche »). De même, le nom du chancelier autrichien dans le film, Dr. Schwerdtfeger, n’est pas sans sous-entendus (ça sonne comme « quelqu’un qui balaie tout avec son épée » ou « un ambitieux à l’épée levée »). Dans un premier temps, le chancelier Dr. Schwerdtfeger est sceptique quant à l’idée d’expulser les juifs mais, pour des raisons tactiques et égotistes, il prend la tête idéologique du mouvement. Il donne ainsi d’émouvants discours devant le parlement, sur l’impossibilité de coexister avec des résidents juifs. Ce faisant, il reprend différents stéréotypes qui se rapprochent fortement de la rhétorique antisémite en général, ainsi que d’une manière de parler et de penser de l’époque. En 1899 à Vienne, l’écrivain autrichien Karl Kraus disait de l’antisémitisme que c’était la « honte du siècle ». Il ne croyait ni à l’efficacité de la presse pour faire taire le mouvement, ni à le considérer comme mort en le ridiculisant. Tout comme Karl Kraus, Bettauer était un journaliste analytique, critique de son temps. À l’instar de ce qui se passe aujourd’hui, le quotidien était alors dominé par trois expériences élémentaires : un sentiment d’égarement et d’abandon, la menace d’un déclassement socioéconomique, ainsi qu’un climat général oscillant entre révolution, campagnes de haine et culture de l’agitation — ainsi qu’on en observe aujourd’hui dans les mouvements de réaction ou dans l’opposition publique via les réseaux sociaux. À cela s’ajoutaient l’inflation et le chômage qui exacerbaient une situation déjà tendue. Le populisme était et est encore utilisé pour catalyser les inégalités sociales et élargir le fossé entre riches et pauvres, villes et campagnes, locaux et étrangers.

Dans le livre et, donc, aussi dans le film, le peuple demande l’expulsion des juifs, qu’ils tiennent pour responsables de tous les maux. Aujourd’hui nous devrions avoir retenu la leçon concernant les droits humains : ce n’est pas un concept abstrait, mais des droits qui exigent de nous un soin concret et constant, puisqu’ils déterminent nos existences. Manifestement, certains n’ont pas tiré les leçons de l’histoire, ou ne veulent pas admettre à quel point le nationalisme est problématique. Dresser des parallèles entre les campagnes de haine et de ressentiments d’hier et d’aujourd’hui est proprement terrifiant. Le livre comme le film m’ont stupéfiée. Pas uniquement à cause de l’antisémitisme qui s’est à nouveau exprimé ouvertement dans les rues d’Autriche au cours de « l’Affaire Waldheim » en 1986, qui a signifié la fin du mensonge, qui voulait que l’Autriche aurait été la première victime d’Hitler — un mensonge qui a été et est encore utilisé pour gagner les faveurs de la perfide « âme autrichienne » à diverses causes. Mais aussi parce que je reste estomaquée par le fait que le populisme, le racisme, la haine de l’étranger et l’antisémitisme sont aujourd’hui encore monnaie courante, et utilisée dans le cadre de campagnes électorales pour diviser des sociétés d’un bout à l’autre du globe. À cet égard, ce film est d’actualité.