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Voyages intérieurs. Entretien avec Georg Nigl, baryton.

Entretien By David Verdier, le 23/02/2016

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De mars à mai 2016,  l’Ensemble aura le plaisir de retrouver le baryton Georg Nigl pour deux productions scéniques. La première, le 30 mars au Havre et le 3 avril à Cologne, est une reprise du spectacle Le Voyage d’hiver créé en février 2014 à Paris. La seconde production, le 27 mai à la Philharmonie de Paris, offrira au chanteur un rôle à sa mesure et démesure : le roi fou Georges III dans les célèbres Eight Songs for a Mad King du compositeur britannique Peter Maxwell Davies. Entretien avec un interprète exceptionnel qui nous invite à le suivre dans ses voyages intérieurs.

Georg Nigl, vous reprenez avec l’Ensemble intercontemporain Le Voyage d’hiver mis en scène par Johan Simons avec les interventions musicales de Mark Andre. Ce travail inédit autour du Winterreise de Franz Schubert est-il représentatif de votre volonté de réunir répertoire classique et création contemporaine ?

Franz Schubert est LA figure incontournable pour tous les chanteurs. Son catalogue compte plus de sept cents lieder et ce genre musical a fait un véritable bond technique et artistique grâce à lui. Cette musique est essentielle mais malheureusement, elle s’est progressivement transformée en pièce de musée. Aujourd’hui, l’une des raisons pour lesquelles je chante des œuvres contemporaines réside dans mon désir d’aller de l’avant. Je considère en effet qu’il est tout aussi nécessaire de s’intéresser à l’interprétation de compositeurs comme Monteverdi, Bach ou Mozart que d’explorer le répertoire contemporain avec des personnalités aussi diverses qu’Olga Neuwirth, Pascal Dusapin ou Wolfgang Rihm. J’estime que Schubert est un socle sur lequel je veux construire quelque chose. C’est un compositeur qui approfondit le sens de ses textes, et j’ai le souci de ne pas chanter des chansons mais de chanter un texte. L’interprétation signifie littéralement traduction ; je veux traduire la musique auprès du public.
En découvrant le projet de Johan Simons et Mark Andre, je n’ai d’abord pas bien saisi ce qu’allait apporter une mise en scène de ce cycle de lieder. J’ai très vite compris qu’il s’agissait de réfléchir à ce que disait l’œuvre et que cette scénographie faisait apparaître un angle nouveau. La musique de Mark Andre cherche à dépasser le matériel et à le transformer pour se l’approprier en créant des échos et des transitions.

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Vous aimez vous investir totalement dans vos interprétations. Quel intérêt ressentez-vous en allant vers des situations extrêmes, que ce soit au niveau du jeu ou du chant ?

Selon moi, il est difficile dans la musique de distinguer ce qui relève du beau et du laid, du pur et de l’impur. Je ne sépare pas la pensée de la sensation mais cherche à mêler les deux. Je me suis longtemps demandé : « Pourquoi chante-t-on ? » Nous pourrions nous contenter de parler. C’est en réalité une question d’équilibre intérieur. Je suis en paix avec moi-même, même dans des situations théâtrales aussi extrêmes que celles des Eight Songs for a Mad King de Maxwell Davies ou de Jakob Lenz de Rihm. Je suis peut-être physiquement fatigué à la fin de la représentation mais je ne détruis pas ma voix. Ma professeure de chant Hilde Zadek m’a appris que nous devons projeter nos phrases sur un écran, et cet écran c’est le public. Nous devons toucher les auditeurs à condition de maîtriser absolument ce que nous leur transmettons.

Sort-on toujours psychologiquement indemne de partitions aussi exigeantes que ces Eight Songs for a Mad King ?

Il ne faut jamais oublier que ces situations extrêmes sont des situations théâtrales. J’ai à ma disposition une sorte de palette expressive : des rôles de meurtriers, de psychopathes ou de schizophrènes… Dans Penthesilea de Dusapin par exemple, je chantais Achille en proie à des pulsions sexuelles. Je pense que la comédie légère est au contraire une chose beaucoup plus difficile à interpréter. Le but suprême est que ce qui se passe sur scène soit le plus proche possible de la réalité. Mais j’essaie néanmoins de toujours garder une distance avec ce que je fais, car si l’on est soi-même touché, on court un grand risque.

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Vous allez mettre en scène ce « Mad King » ?

Je n’ai pas envie de faire quelque chose de trop complexe. J’ai découvert dans l’Histoire de la folie à l’âge classique de Michel Foucault la mention du cas de George III. Celui-ci régnait du temps de la guerre d’indépendance lorsqu’il a sombré dans la folie, et la perte du pouvoir a accompagné la perte de ses moyens intellectuels. Nous parlons d’une époque où les traitements psychiatriques n’existaient pas. C’est un homme qui, à certains moments, ne savait plus qui il était. Sur scène, il se retrouve à clamer qu’il est roi alors qu’il ne l’est plus. J’ai été d’emblée très intéressé par cette exceptionnelle solitude – celle qui peut s’exprimer également dans des personnages comme Lenz, Wozzeck, ou le prisonnier de Dallapiccola. Mon projet est de mettre en scène cette souffrance solitaire. J’ai imaginé un espace vide afin de sentir le public respirer avec moi ; c’est la beauté et la magie de la scène. Au fond, cette partition de Maxwell Davies implique la même chose que le « Possente spirito » de L’Orfeo de Monteverdi. On se retrouve seul à chanter sur une scène dénudée ; c’est tout. L’opéra est une chose invraisemblable : les gens chantent, dansent et jouent sur une scène… Contrairement au cinéma, l’opéra c’est la vie.

D’où vient votre goût pour la scène ?

En quittant les petits chanteurs de Vienne, je suis entré au Burgtheater de Vienne, l’équivalent de la Comédie-Française. En tant que chanteur, j’ai été marqué par quelqu’un comme Andrea Breth, mais j’ai ensuite perfectionné mon jeu en travaillant sur le tas avec des chefs comme René Jacobs ou Nikolaus Harnoncourt ; c’est la meilleure école. Récemment, j’ai lu tous les écrits de Constantin Stanislavski. Je connaissais déjà un certain nombre de ses idées, mais j’y ai trouvé un espace de liberté et des centaines de possibilités nouvelles pour l’interprétation. En tant que professeur de chant à Stuttgart, j’essaie de trouver avec mes élèves les moyens de s’exprimer au mieux sur scène. Un véritable travail de metteur en scène est aussi difficile qu’un travail de compositeur. Vous avez besoin d’un ensemble. Mettre en scène, ce n’est pas seulement superviser un travail, c’est mettre en mouvement une équipe pour interpréter une vision. Et aujourd’hui, je ne suis sûr que d’une chose : je ne deviendrai jamais compositeur (rires) !

 

Photos : ©Luc Hossepied pour l’Ensemble intercontemporain