Matières sonores. Grand entretien avec Helmut Lachenmann, compositeur
Entretien
Avec Helmut Lachenmann il faut s’attendre à une révision lucide de tout le règne musical : depuis la production même des sons (ce qui fut fait avec sa « musique concrète instrumentale » dans les années soixante), au protocole du concert lui-même, comme dans ces Concertini (2005) au programme de la soirée du 17 octobre prochain à la Cité de la musique. Cet entretien au long cours mené par le musicologue Martin Kaltenecker, spécialiste de l’oeuvre du compositeur allemand, nous éclaire sur le parcours singulier d’un immense explorateur de la matière sonore.
Nous vivons une époque où l’accès aux partitions et la circulation des oeuvres est facile. J’imagine que quand vous avez commencé à étudier la composition, en 1954, la situation était encore très différente ?
J’ai réussi, à l’époque, à me procurer par toutes sortes de biais les grandes partitions d’orchestre. J’avais connu Anton Webern surtout parce que Wolfgang Fortner, qui enseignait la composition à Fribourg et avait là-bas un ensemble d’étudiants, avait dirigé (tant bien que mal) le Concerto op. 24 et la Symphonie op. 22. Mon propre professeur, Johann Nepomuk David, avait fait presser un disque à partir de cet enregistrement que j’écoutais en boucle. En 1957, lorsque je suis venu pour la première fois à Darmstadt, il y a eu une analyse très détaillée de la cantate Augenlicht de Webern par Hermann Scherchen, et c’est lui au fond qui m’a fait connaître son travail. Je me souviens aussi qu’il n’existait pas encore à l’époque de partition publiée de Wozzeck et j’ai dû emprunter la grande partition du chef. J’ai aussi recopié le Concerto de chambre de Berg, qui appartenait à la radio de Stuttgart, et j’ai fait de même pour Webern. Le premier mouvement de sa symphonie est un double canon ; je l’ai donc déplié et noté sur quatre portées, comme dans une particelle. J’usais beaucoup de papier à l’époque pour ce type de travaux. J’ai également reproduit Kontra-Punkte de Stockhausen, déjà publié par Universal mais que j’apprenais ainsi vraiment à connaître en prenant chaque son dans la main. Nous n’avions pas non plus accès en Allemagne au Trio à cordes de Schönberg, publié par un éditeur américain ; là aussi je recopiais. Et puis finalement, la raison pour laquelle Nono a accepté de me prendre comme élève (au lieu de se consacrer à sa femme et à sa composition, dans cet ordre, comme il me le disait dans une lettre), c’est que je lui avais envoyé ses Varianti entièrement recopiés par moi. C’était un peu comme pour la Torah chez les Juifs : j’avais conçu une sorte de copie verticale, en rouleau, qui faisait apparaître les variations progressives.
Est-ce que les expériences d’écoute ont ensuite confirmé (ou infirmé) ce qu’on pouvait imaginer à partir de la partition ?
Disons que pour ce qui est de l’École de Vienne, comme je jouais aussi les Variations op. 27 de Webern, je saisissais bien l’esprit de cette musique. Nono, c’est différent – j’aurais pu contempler tout aussi bien une constellation. J’y voyais une sorte de paysage, encore que la partition était relativement suggestive à cause des indications dynamiques, des crescendos sur une seule note ; il y avait des gestes rhétoriques que l’on repérait. C’est une chose d’ailleurs d’imaginer par avance l’apparence sonore d’une musique, et une autre de prévoir son apparence expressive. Et quant à Nono, je crois bien qu’il « n’entendait » pas vraiment ce qu’il composait – je dis là une chose horrible à imaginer pour un musicien français ! Mais il n’y avait alors à Venise aucune musique contemporaine à écouter, rien, contrairement à Berio, qui pouvait travailler avec des ensembles comme Stockhausen ou Boulez.
Nono était dans son appartement sur la Giudecca et il a du coup choisi des effectifs très homogènes : des voix, quelques percussions sélectionnées, comme dans Cori di Didone, un monde sonore qu’il pouvait imaginer parfaitement et auquel il appliquait un travail de combinatoire. Souvent, il était le premier surpris par le résultat, voire choqué ! Mais pour moi, cet élément de surprise est très important ; comme je le dis souvent, un compositeur qui sait ce qu’il veut ne veut que ce qu’il sait.
Avez-vous expérimenté ce genre de chocs quand vous avez entendu des exécutions de votre propre musique ?
À partir du moment où j’avais conçu la « musique concrète instrumentale », qui formalise la production immédiate du son, c’est-à-dire l’énergie, la force ou la douceur qu’il faut mobiliser, j’avais une image relativement claire des sons qui allaient résulter de tous ces nouveaux modes de jeu. Mais malgré tout, ce type de pièces – Mouvement par exemple –, et même celles d’aujourd’hui, acquièrent souvent dans l’interprétation une expressivité que je n’ai pas intégrée par avance. Elles deviennent « symphoniques » pour ainsi dire. Je veux toujours créer des paysages de sons, des situations sonores qui se transforment, et voilà qu’elles ont soudain ce caractère « parlant ».
Vous avez dû affronter au début beaucoup de réactions hostiles de la part de musiciens d’orchestre. Est-ce que cela a changé avec le temps ?
Il subsiste toujours des réfractaires embusqués – comme ces guerriers japonais qui attendent encore sur je ne sais quelle île la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il y a toujours quelque part des premiers pupitres de contrebasse qui disent : « Non, Lachenmann, ça ne fait pas partie du répertoire, nous ne sommes pas disposés à jouer cela. » Pour beaucoup d’entre eux, les limites s’arrêtent à ce que Richard Strauss a prévu pour leur instrument. Mais il y a, heureusement, d’autres réactions ; après tout, le Philharmonique de Berlin s’y est maintenant mis, et il y a également le rôle positif des musiciens qui jouent dans les ensembles, ce qui a produit une synergie, du moins un changement des mentalités. Et il y a beaucoup plus de curiosité parmi les jeunes.
Reste la question du planning des répétitions. De façon générale, tout le monde pense que pendant une répétition, on joue, on n’apprend pas. Et je répète souvent dans les conservatoires, qu’au fond, la qualité professionnelle d’un musicien se repère aussi dans cette capacité humaine et technique qui fait qu’il acceptera d’être malhabile durant une répétition, et donc d’apprendre encore. Pour jouer des oeuvres de Wolfgang Rihm, cela n’est bien sûr pas nécessaire, mais pour rendre par exemple toute la brillance de la musique de Salvatore Sciarrino, il faut que les réflexes corporels y soient. Ne parlons pas des États-Unis, où les orchestres répètent beaucoup moins encore. Des répétitions partielles, par groupes, comme je les réclame depuis toujours, sont impossibles.
Est-ce que vous reliez toujours la notion de « musique concrète instrumentale » à vos oeuvres récentes ?
J’ai en fait retrouvé le son « philharmonique », je l’ai intégré dans mon arsenal, et cela dès Allegro sostenuto. Dans Concertini ou le troisième Quatuor, on trouve même des figures presque virtuoses, enlevées. Mais l’idée de départ demeure : c’est une musique qui part de l’interrogation du geste et de l’énergie. Un trémolo est lui aussi une situation énergétique, ou bien le vibrato, ou le glissando. J’ai donc interrogé ces modèles ou figures très traditionnelles sous le rapport de l’énergie ; quand huit cors tiennent un long accord dans un adagio de Bruckner, l’auditeur reçoit aussi l’impression d’un immense poumon…
Un des premiers résultats aura été Allegro sostenuto, dont certaines sections abordent par exemple sur ce qui arrive à la musique quand on l’accélère, quand on la déchaîne. Il ne s’agit donc pas de dénaturer mais de défamiliariser en créant des contextes nouveaux ; non pas de collectionner des sons étranges, mais d’inscrire tout un arsenal dans cette « philosophie » du concret.
Photos : (c) Philippe Gontier
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