Sur les traces de Rebecca Saunders
EntretienLa rencontre avec Rebecca Saunders a lieu dans son atelier berlinois. Elle vient de dater et signer, il y a à peine quelques jours, la partition de a visible trace. Le processus de création est encore apparent : des pages de la partition sont accrochées au mur, au sol une guitare électrique et un livre sur Marc Rothko. La compositrice, réputée pour la densité de ses textures sonores, frappe par sa décontraction et sa gaieté au lendemain d’une période intense de travail.
Le titre a visible trace s’est imposé une fois la pièce terminée. Est-ce que le titre d’une œuvre est le reflet de l’évolution du travail de création ?
Un titre est déjà presque en lui-même une affaire de politique. J’ai nommé des pièces pour petits effectifs Duo ou Quatuor, sans plus, ce que je ne pouvais pas faire dans le cas d’une œuvre pour ensemble comme celle-ci. Un titre peut, à la façon d’un projecteur, éclairer un aspect de l’œuvre. En fait, un rouge très chaud et sombre aurait pu être à l’origine du titre ou encore un objet mobile qui se tiendrait dans l’espace, libéré du flux temporel.
Lorsque vous composiez, ces images restaient-elles présentes dans votre esprit ?
En travaillant à a visible trace, je revenais sans cesse à une œuvre de Marc Rothko, N° 10, de 1958. Non pas comme source d’inspiration. Il ne s’agissait pas d’illustrer musicalement le tableau. Il m’a accompagnée dans mon travail, comme bien d’autres choses. Je pense, par exemple, à cette formule d’Italo Calvino à laquelle j’ai beaucoup réfléchi : « to connect the visible trace with the invisible thing, the absent thing ». Au départ, j’ai essayé de tirer le son du vide, de l’arracher au silence. C’était très éprouvant. Il me fallait énoncer le problème pour avancer.
En termes heideggériens, cela revient à dire : « Le rien était là ».
Exactement. Le rien était là et le rien avait besoin d’une forme.
Face à vos œuvres, j’ai souvent le sentiment que vous vous construisez un cosmos sonore de façon très méticuleuse et systématique, que vous mettez les notes en lumière dans un esprit quasi scientifique.
Je ne dirais pas scientifique. Pour moi, le processus est intuitif. Souvent, au départ, je ne sais pas où mon matériau me mènera. Par exemple, lorsque je compose, je pense toujours au corps du musicien, à cette présence sur scène si étroitement liée à la présence du son.
Est-ce pour cela que vous notez chaque son avec une telle précision ? Pour fixer le geste du musicien sur le papier ?
Peut-être. Il se peut que ma musique tende à la théâtralité. Mais, en réalité, cela n’est pas mon but. En tout cas pas dans cette pièce, où j’ai renoncé à toute source sonore externe, comme les boîtes à musique ou les gramophones que j’ai souvent utilisés ailleurs. Du point de vue formel, j’ai prévu de tendre un arc, de laisser se constituer une forme totalement organique…
…qui a pour point de départ une seule note, un si.
Oui. Toute la pièce naît de ce si. J’en ai tiré un ensemble de gestes. Le geste a toujours un lien avec le corporel. Le hautbois joue un son, le tend ensuite à la trompette, comme un danseur tendrait la main à un autre. Vlusser a dit : « Nous ne faisons pas de gestes, nous sommes des gestes ».
Sur quels autres gestes se fonde la pièce ?
D’abord chacun des sons isolés qui, au départ, naissent et disparaissent sans cesse. Puis une mélodie dans un ambitus restreint et des proportions temporelles plus amples. L’intention en est purement expressive. Je me suis autorisé ensuite quelque chose que je n’avais pas fait depuis longtemps : mener le climax jusqu’à son terme au lieu de le casser, à mon habitude. Il y a aussi ces moments, comme le trio final : un banjo joué avec un archet électrique, un violon dans l’extrême aigu de la corde grave et un piccolo dans le grave de son registre. Un univers sonore hanté, vraiment fantomatique.
Alors, des outils mathématiques tels le nombre d’or ou la série de Fibonacci n’ont pas leur place dans votre travail ?
(Rires) Peut-être devrais-je m’en soucier davantage… Non. Je cherche toujours à garder une distance avec l’œuvre. J’accroche la partition au mur, la lis et la relis sans cesse, de bout en bout. Je dois vérifier si une transformation s’inscrit de façon organique dans la musique ou si elle lui fait violence.
En dépit de tous les aspects formels de la composition que nous venons d’aborder, votre musique entretient-elle un lien avec le monde qui nous entoure ?
(Rires) Vous voulez dire avec le chantier d’en face ? Très certainement. J’ai souhaité à plusieurs reprises avoir un instrument à percussion dans l’ensemble… Mais la réponse est bien sûr oui et non. Tout est lié : qui suis-je, ma vie privée, mon Dasein, ma qualité d’étrangère, mon sexe, mes choix compositionnels. Puis j’oublie tout ceci et je m’oublie moi-même pour prendre la décision claire et nécessaire et coucher sur le papier le son précis.
Propos recueillis par Björn Gottstein
Traduction Miriam Lopes
Extrait d’Accents n° 30 – septembre-décembre 2006
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