La confession impudique, entretien avec Bernard Cavana
EntretienSept Chants cruels s’inspire de La confession impudique, tout comme votre opéra du même nom. Qu’est-ce qui vous attire dans ce roman de Tanizaki ?
J’ai découvert ce texte à l’époque où je travaillais au Théâtre de Chaillot avec Antoine Vitez, qui le faisait travailler aux comédiens dans ses cours au Conservatoire. C’est un journal à deux voix, celle du mari, qui n’a pas d’identité précise, et celle de la femme, Ikuko. J’ai tout de suite senti que ce texte pouvait être projeté, qu’il y avait là une relation très forte entre ces deux personnages et un confident imaginaire. Lorsqu’on travaille pour voix et ensemble, c’est un peu comme s’il y avait un quatrième mur, et que le public se trouvait placé dans un rôle de voyeur et non de confident. Dans mon opéra le public avait ce double rôle, de « voyeur » et « confident ». Avec ces Sept Chants, j’ai voulu reprendre la même histoire sous l’angle très subjectif d’Ikuko. C’est un personnage qui connaîtra une trajectoire magnifique, plein de retenue au début, mais qui va finalement accomplir un meurtre à sa manière, en épuisant sexuellement son mari pour vivre avec son amant. C’est tout ce trajet du personnage qui m’a intéressé, son ambiguïté : un être à la fois sublime, et d’une certaine façon, abject. L’histoire se passe de janvier à juin, le mari meurt en mai, et un mois après, Ikuko se remet à écrire, mais sous la forme d’un résumé de la situation ; c’est à partir de ce moment-là que j’interviens pour les Chants cruels.
Comment caractériseriez-vous votre écriture vocale dans ces deux œuvres ?
Je souhaiterais que le texte puisse être compréhensible, du moins dans une certaine mesure. Les voix de femme sont toujours plus difficiles à comprendre, comparées aux voix d’homme qui évoluent plus ou moins dans le même registre que la parole. J’ai souhaité qu’on puisse comprendre le texte, mais pas à la manière de la tradition française, sur peu de hauteurs, recto tono, dans des registres peu étendus ; j’ai plutôt envie de contredire la langue française, d’accentuer les articles ou les prépositions plutôt que les mots importants de la phrase, de décaler les accents pour donner une psychologie à ce personnage. Il y a parfois de grands ambitus, ce qui bouleverse une certaine tradition. On peut facilement accepter ces écarts en allemand, en russe, en italien, parce que ces langues appellent naturellement des étendues beaucoup plus larges, mais on la refuse souvent lorsqu’il s’agit de la langue française, syndrome de Pelléas peut-être. Par ailleurs, je suis aussi très sensible à l’idée de travailler sur un texte quotidien, vraiment banal, sans aucune prétention poétique, comme je l’ai fait dans Messe un jour ordinaire, avec ce rôle de Laurence, toxicomane, qui arrive et chante des phrases comme : « Comment je vais faire avec mes bagages, je vais pas me pointer à neuf heures du matin ? ». Si le texte sert de prétexte, on peut tout imaginer, ce n’est pas un problème, mais si on veut non seulement faire entendre le texte mais faire qu’on y adhère totalement, que l’on y croie, c’est un autre enjeu. J’aime bien cette idée de quotidienneté du texte, de confession, comme on le trouve parfois dans la chanson.
Faire chanter cette parole quotidienne pose-il des problèmes spécifiques avec les chanteurs ?
Il faut effectivement veiller au choix des chanteurs. Rayane Dupuis, qui interprète les Sept Chants cruels et chantait déjà dans La confession impudique, est extraordinaire pour ça : elle est à la fois très élancée, très gracieuse, et en même temps elle peut être très froide et très dure. Pour le personnage de Laurence de la Messe, je travaille beaucoup avec Isa Lagarde, pour qui j’ai aussi transcrit des lieder de Schubert pour violon, violoncelle et accordéon.
L’accordéon tient une place importante dans votre vie de musicien ?
Oui, énormément. J’ai certainement été amené à la musique par mon grand-père, qui jouait de l’accordéon en autodidacte. C’est la Croix-Rouge qui lui avait donné cet accordéon, alors qu’il déminait, en autodidacte également, les plaines du Nord, car c’était un prisonnier allemand. Cet instrument me fascinait. Il y a très longtemps que je travaille avec l’accordéon. À une époque, c’était un instrument encore un peu méprisé, beaucoup plus que dans d’autres pays. Berio adorait la musique populaire, donc ça ne lui posait pas de problème. Chez les Russes, les Finlandais, les Norvégiens, l’accordéon fait partie de la culture, mais ils ont malheureusement tendance à l’utiliser comme un orgue, ce qui est bien dommage. En France, l’accordéon a souvent été associé au côté ringard de la mauvaise musette. Il y a pourtant de la très bonne musique. Quoi qu’il en soit, c’est un instrument qui me convient parce qu’il trouble les instruments nobles, chargés de répertoire, et c’est aussi une façon de m’écarter du côté un peu précieux que je trouve parfois dans la musique d’aujourd’hui. Le son de l’accordéon musette des années trente/quarante, avec les deux ou trois jeux de huit pieds bien désaccordés, voilà le son que j’aime ! Dans les accordéons de concert, on ne le retrouve pas, parce que ces jeux sont trop bien accordés. J’ai travaillé récemment sur des transcriptions de lieder de Schubert pour soprano, violon, violoncelle et accordéon et j’ai eu envie, à un moment donné, d’utiliser deux accordéons, un « musette » et un plus classique. C’est magnifique, Schubert dans cet environnement sonore. Ça redonne vie à cette partie de piano souvent éteinte ou du moins trop en retrait, alors qu’il s’y passe tellement de choses. Dans ce nouveau contexte, assez proche en fait des quatuors ou des quintettes, il me semble que la partie de piano prend vie avec bien plus de vigueur, qu’elle existe plus intensément : elle prend aussi une teinte populaire grâce à l’accordéon. L’instrument est d’ailleurs né à cette époque. Le brevet date de 1829, à Vienne, peu de temps après la mort de Schubert. Accordéon signifie « qui fait des accords », et beaucoup de lieder de Schubert reposent avant tout sur une trame harmonique dynamique et subtile. J’adore ce musicien, et c’est aussi par lui que je suis venu à la musique.
Propos recueillis par Véronique Brindeau
Extrait d’Accents n° 29 – avril-juillet 2006
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