Mix musiques, entretien avec Bernhard Lang
EntretienAu cours des sept dernières années, Bernhard Lang a focalisé son travail autour des concepts de « différence » et de « répétition » – éléments clés de la philosophie de Gilles Deleuze, que le compositeur et musicien né en 1957 à Linz/Autriche a commencé à étudier pour en trouver des applications dans sa propre démarche artistique. Depuis 1998, une vingtaine d’œuvres – dont le dispositif instrumental et les dimensions varient – ont ainsi vu le jour dans le cadre d’un cycle intitulé en allemand Differenz/Wiederholung (DW). Differenz/Wiederholung 2 se situe au début de cette série – une « pièce multimédia, qui intègre la performance musicale d’un ensemble instrumental électroacoustique avec trois voix ainsi qu’une installation vidéo sur plusieurs écrans de projection » (Bernhard Lang). En coopération avec le Festival Wien Modern et la Casa da Musica de Porto, l’Ensemble intercontemporain a chargé le vidéaste français Laurent Goldring de réaliser une nouvelle installation autour de Differenz/Wiederholung 2 qui est présentée en création mondiale à Paris. Cet entretien avec Bernhard Lang s’est tenu à Donaueschingen, où a eu lieu le 14 octobre 2005 la première de sa pièce DW17 Doubles/Schaffen II pour alto et violoncelle électrifiés et orchestre spatialisé.
DW2 a été composé il y a six ans. Comment qualifierais-tu cette pièce dans ta perspective d’aujourd’hui ?
Pour différentes raisons, DW2 est un souvenir qui finit toujours par émerger, lorsque je travaille sur de nouveaux morceaux. Cela vient de la confrontation les lignes de « différences » et les lignes d’écriture du système de « boucles ». La ligne « différence » est pour moi l’écriture libre improvisée en tant que processus linéaire horizontal opposé à celui, vertical, de la mise en boucle des événements. L’architecture de DW2 est la mise en contrepoint du générateur de boucles avec les lignes vocales, elles-mêmes régulièrement réinjectées dans ce générateur. C’est pratiquement le même trait formel contrapuntique que dans ma dernière pièce DW17.
Cependant mon travail d’aujourd’hui est éminemment différent. Auparavant, dans des pièces telles que DW2, j’utilisais encore des « plans d’exécution » très rigides, en m’appuyant par exemple sur des fragments similaires. Dans le cas de DW2, il s’agit d’une structure en sept parties qui détermine à la fois la macro- et la microdimension. J’ai monté les passages improvisés librement comme un film en les adaptant à cette structure rigide. Aujourd’hui, mes pièces « poussent » et se déploient comme des rhizomes, sans plan prédéterminé. Disons que dans DW2, j’écrivais encore sur la méthode de Deleuze, alors que dans mes compositions récentes, je la mets moi-même en application.
Dans DW2 il existe un antagonisme entre ces structures rigides qui émanent de mes techniques de composition antérieures et les lignes librement improvisées qui viennent les recouvrir. Il s’agissait en l’occurrence pour moi de me mettre en contrepoint : l’auteur scripteur qui planifie – que je qualifierais volontiers de « bricoleur », pour reprendre Lévi-Strauss – est confronté au musicien qui improvise en se situant, lui, aux antipodes du bricolage.
Ce processus reflète tes deux identités en tant qu’artiste : celle du compositeur et celle du musicien « performeur » à l’ordinateur.
Oui, cet état de choses est tout à fait essentiel pour DW2. J’avais à l’époque recommencé à jouer fréquemment avec des « bands », en particulier en réaction à l’univers « gris » de la musique contemporaine qui induisait chez moi un besoin de compenser. L’improvisation avec ces groupes et leurs musiciens a donc très fortement influencé mon travail sur DW2.
DW2 présente une étroite imbrication avec un autre médium : le cinéma, ce qui se traduit notamment par la nouvelle installation vidéo.
DW2 est en fait un triptyque symétrique avec un panneau central, un quatrième élément intitulé « Image/Idea (harmonia differentia minima) ». Ce dernier a un fort pouvoir évocateur en termes d’images de représentation, et pose la question de l’existence ou de l’absence d’images : c’est une réflexion sur l’aspect visuel, qui a été dès le départ fortement intégré dans la composition de cette pièce. Car ce sont les techniques compositionnelles que je mets en œuvre ici : transferts, transcriptions, sont des transpositions de techniques cinématographiques. Le cinéaste autrichien Martin Arnold, qui échantillonne des séquences d’archives de vieux films et les monte en boucle, est à l’origine de la machinerie musicale de DW2. J’ai trouvé très intéressante cette dimension cinétique de ses travaux, ce passage décalé entre le contenu de l’image et sa mise en mouvement. C’est seulement plus tard que j’ai réalisé que la technique de composition en boucles dans les partitions « machinait » les mouvements des musiciens, de la chanteuse et du chef d’orchestre. La musique transcrite à partir du film génère le même mouvement sur le corps. Autrement dit, DW2 a induit chez moi une démarche novatrice en direction du théâtre du mouvement, un domaine sur lequel je suis en train de travailler.
Pour ce qui est de ma perspective d’aujourd’hui, ce principe de la transcription est absolument essentiel : c’est une stratégie centrale en matière de composition, de chorégraphie et de cinéma. J’appelle ce processus la transcription transmédia. D’ailleurs le chorégraphe Xavier Le Roy, qui a mis en scène mon opéra intitulé Le Théâtre des répétitions en 2003, est parti de films de Martin Arnold qu’il a transférés sur les corps pour les y inscrire. Ceci nous amène à la nouvelle création de Laurent Goldring – il a d’ailleurs également travaillé avec Xavier Le Roy – qui recrée une forme de figuration/représentation à travers la transcription théâtrale du corps. Le cercle est ainsi refermé. Ce que l’on voit ici, c’est une boucle qui se ramifie pour se reconstituer elle-même en une unité. Écrire – transcrire – recycler – réécrire une boucle dont le parcours est pluridimensionnel, parce qu’il passe par plusieurs médias différents : de la cinématographie à la partition musicale, de la partition à la chorégraphie, du mouvement du corps à la vidéo…
Propos recueillis par Berno Odo Polzer
Traduction Josie Mély
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