Entretien avec Michael Jarrell
EntretienVotre catalogue comporte plusieurs œuvres ou séries d’œuvres utilisant un même matériau ; d’une pièce à l’autre, on entend les mêmes éléments qui reviennent. Par ailleurs, vous reprenez souvent une pièce pour l’amplifier, la modifier, ou au contraire la réduire, l’inscrire dans un nouveau format. Quel est le sens d’une telle démarche ?
D’une façon générale, une œuvre nouvelle constitue souvent pour moi une réaction à une œuvre antérieure, elle adopte un point de vue critique vis-à-vis d’elle et exploite certains aspects laissés de côté. Dans le concerto pour violon, par exemple, je voulais obtenir une relation organique entre la trajectoire harmonique, les cadences et la forme dans son ensemble. Je recherchais la clarté, la transparence, une certaine simplicité même. À la première audition, j’ai trouvé le résultat trop lisse, et j’ai conçu le concerto pour piano comme quelque chose de plus âpre, de plus complexe et de plus dynamique. Par la suite, j’ai écrit le concerto pour contrebasse qui joue essentiellement sur la fragilité… Autre chose fut la composition de mon quatuor à cordes à partir des matériaux qui n’avaient pas été exploités dans le trio écrit vingt ans plus tôt : ce fut une expérience douloureuse, parce que les choix que j’avais faits alors étaient tout de même profonds, et j’ai littéralement dû me battre avec moi-même pour en assumer d’autres. Je suis rarement totalement satisfait, j’éprouve souvent le sentiment de ne pas avoir atteint mes limites, de ne pas être allé suffisamment loin. Composer, pour moi, c’est se mettre en difficulté, se remettre perpétuellement en question, et c’est aussi se construire soi-même. Il y a là une expérience éthique : se montrer tel qu’on est plutôt que se cacher, se développer, dévoiler ses sentiments profonds. C’est dans cet esprit que je m’impose des contraintes : pour me surprendre et m’obliger à me dépasser.
Cela me fait penser aux portraits de Giacometti : ils sont tous à l’intérieur d’un même cadre, délimités de la même manière, et pourtant, chaque tableau est un monde en soi. Les regards sont toujours différents, alors qu’à première vue, tout semble -pareil. La technique est maîtrisée, mais elle est traversée par l’expression, on a l’impression qu’elle touche à quelque chose -d’essentiel. Cette question du renouvellement du maté-riau est à mon sens un des problèmes de la musique actuelle. Parfois, je voudrais tirer du matériau quelque -chose de radicalement nouveau. Giacometti a dit à la fin de sa vie qu’il n’était pas parvenu à capter le regard, et qu’il fallait s’acharner sur les mêmes choses pour les transpercer. Le maté-riau n’est pas l’essentiel, c’est ce que l’on en fait qui compte. Il peut être anodin, ou au contraire caractérisé, mais ce qui est important, c’est le parcours effectué à partir de ce matériau.
Il y a chez vous une prédilection pour la forme du concerto : qu’est-ce qui vous attire tant dans cette forme musicale ?
Elle renvoie à l’essence même de mon « faire » musical : travailler individuellement avec les musiciens, développer une relation non seulement musicale mais aussi humaine. Pour Essaims-Cribles, par exemple, j’ai eu énormément d’échanges avec le clarinettiste Ernesto Molinari, sous forme de rencontres, d’expérimentations, de correspondance… J’ai pu essayer beaucoup d’idées. L’interprète devient alors un interlocuteur privilégié.
Mais je n’imagine pas le concerto au sens traditionnel du terme, où le rapport entre soliste et orchestre est hiérarchisé a priori. Dans le concerto pour piano Abschied1, le piano n’est pas au premier plan : il doit trouver sa place. Il est en conflit avec l’orchestre. Dans le concerto pour violon, toute la musique provient au contraire du soliste et finit par le submerger.
Y a-t-il pour vous des modèles dans ce domaine ? Avez-vous étudié les concertos du XXe siècle avant de vous mettre au travail ?
J’ai essayé d’écouter des concertos pour piano comme ceux de Bartók, de Ravel, ou de Lachenmann avant de commencer Abschied, mais cela m’a plutôt inhibé. Certains gestes ou éléments techniques liés au piano ne peuvent pas être repris tels quels, car on tombe vite dans des tics d’écriture. Lachenmann détourne de tels gestes. Moi, je préfère les éviter, car -lorsqu’ils sont repris en tant que tels ils -perdent leur néces-sité première et deviennent vides. J’ai besoin d’inventer mes propres gestes, ou alors de redécouvrir des gestes anciens avec leur caractère de nécessité. Dans mes concertos, j’ai tendance à écrire de façon très chargée pour l’orchestre : les équilibres sont difficiles à trouver, et c’est aux musiciens de chercher comment les réaliser au mieux. Je pourrais écrire quelque chose qui sonne immédiatement de façon satisfaisante, mais je ressens le besoin d’une mise en danger du soliste et du chef : ils doivent se dépasser.
La forme du concerto n’est-elle pas aussi liée à votre prédilection pour une certaine rhétorique musicale et pour des dramaturgies formelles qui ont une dimension presque théâtrale ?
Oui, il y a un rapport très important entre l’écriture instrumentale et le discours verbal, un rapport qui est aussi ancré dans sa langue d’origine. Pendant longtemps, une de mes préoccupations principales fut de construire un langage qui permettrait d’avoir différents niveaux de tension aboutissant finalement à une résolution, ce qui me semblait un principe essentiel que l’on trouve, au plan physique, dans les contractions et les relâchements du muscle cardiaque. C’est le cas, par exemple, dans une pièce comme Modifications, où les arcs formels et harmoniques structurent toute la pièce. Aujourd’hui, ce genre de schémas constitue moins une évidence pour moi. Dans Music for a While, composé après une année de réflexion durant laquelle je n’ai rien écrit, la forme est beaucoup plus complexe et plus elliptique ; la deuxième partie est comme le négatif de la première, avec des émergences, des résurgences, des courants souterrains qui réapparaissent furtivement. Dans Abschied, la forme est aussi faite de nombreuses bifurcations, de reprises dans une autre perspective, mais c’est lié à un événement biographique : j’avais l’idée d’une pièce fondée sur un flux très rapide d’informations, une structure en spirale où des chaînes de notes traversent des cribles qui s’ouvrent progressivement. Je venais de composer le début lorsque j’ai appris la mort de mon père, et tout s’est arrêté en moi, la pièce prenant une tout autre direction. C’est devenu une pièce de réflexion, avec des réminiscences, des images fragmentaires, des allusions à des pièces antérieures auxquelles mon père avait été sensible.
Tout en finissant votre opéra sur le Galilée de Brecht, vous êtes en train de composer une grande œuvre pour récitant, chœur et ensemble qui est inspirée par les témoignages des victimes de la Seconde Guerre mondiale. Ce rapport à l’histoire était déjà présent dans Cassandre…
Le projet de Cassandre fut d’abord celui d’un grand opéra où auraient été confron-tées l’Histoire vue par les vainqueurs et l’Histoire vue par les vaincus. C’est ce qui m’avait beaucoup intéressé dans le livre de Christa Wolf : cette vision de la guerre de Troie à partir des Troyens et non à partir des Grecs. C’était aussi la confrontation entre l’Histoire collective et l’histoire individuelle, dans un moment où venaient d’éclater la première guerre du Golfe et le conflit des Balkans : j’avais été frappé par le témoignage dramatique d’une femme qui avait vu torturer et tuer les membres de sa propre famille et qui avait subi tous les outrages. Cette lecture sur deux niveaux que j’avais été amené à supprimer dans Cassandre, j’ai voulu la reprendre, et -mettre en rapport les témoignages individuels de rescapés des camps durant la Seconde Guerre mondiale avec L’Ecclésiaste, un texte très beau mais aussi effrayant car il permet de justifier les pires excès. Dans tous ces témoignages, ce qui m’a étonné, c’est la persistance du sentiment de -culpabilité chez les victimes.
Ceci dit, je ne crois pas vraiment à un art politique, dans le sens militant du terme, et surtout pas à un discours univoque qui éliminerait la possibilité du dialogue. C’est pourquoi, dans la musique de Nono, Prométhée me semble toucher plus profondément l’auditeur qu’Intolleranza. Il y a peut-être dans cette attitude le fait d’être né dans un pays privilégié, où le carac-tère tragique du réel est masqué ; il en résulte une forme de naïveté quant à la bonté -humaine, par rapport à la beauté du monde. On peut retrouver cet arrière-plan de positivité, de confiance dans une certaine forme d’humanisme chez des personnalités comme Cendrars, Giacometti, Le Corbusier, Huber.
Propos recueillis par Philippe Albèra, musicologue.
Extrait d’Accents n° 27 – octobre-décembre 2005
1– Abschied II (2001), au programme du concert du 1er octobre, constitue la version pour piano et ensemble du concerto pour piano et orchestre Abschied.
Entretien reproduit avec l’aimable autorisation du Festival Musica.Un portrait sera consacré à Michael Jarrell lors du Festival Musica à Strasbourg, du 23 septembre au 8 octobre 2005 – www.festival-musica.org
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