Entretien avec Emio Greco
EntretienDouble Points : + n’est pas le premier des « Double Points » qui ponctuent votre carrière chorégraphique. Quelle est la logique de ces productions spécifiques ?
Nous en avons, en effet, déjà réalisé -plusieurs1. Par exemple : Shaubühne, pour la compagnie de Sasha Waltz en 2001. Ou encore, cette même année : Remains, installation vidéo à partir de l’usure très rapide que connaissent nos costumes de scène. Il y a eu encore : Bertha, solo pour la -danseuse du même nom, qui fut très importante pour la compagnie et qui nous a quittés. Ce sont des sortes d’études, qui vont de l’essai en vue d’une pièce développée, à la colla-boration ponctuelle avec une autre compagnie que la nôtre, ou encore l’incursion dans un autre champ disciplinaire.
Double Points : + voit apparaître deux caractéristiques qui contrastent avec votre mode de travail habituel. L’une -consiste en une collaboration particulière avec un compositeur étranger à votre champ et avec un ensemble musical en direct. L’autre concerne plus particulièrement la mise en œuvre d’interfaces technologiques. Si tant est qu’il soit pertinent de distinguer ces deux aspects, lequel mobilise le plus votre attention ?
Cette tentative est avant tout un défi pour trouver une autre façon de composer de la musique. Du reste, l’essentiel des principes mis en œuvre revient plutôt au compositeur Hanspeter Kyburz. En tout cas, je peux lever toute ambiguïté au départ : le primat ne revient pas à l’expérimentation technologique. Le procédé est simplement celui de capteurs que je porterai sur moi en dansant. Ce qu’il m’est plus difficile d’expliquer, c’est leurs différents effets en termes de matière sonore. Tel capteur produira un son d’instrument, tel autre un son brut, tel autre une structure rythmique. Nous en rechercherons les articulations. En fait, chacun de mes mouvements produisant un son, ma part de création, en tant que danseur, consiste à opérer des choix spécifiques très précis, de manière à apporter une logique à cette production, étant entendu qu’une logique n’est pas forcément synonyme de mélodie.
Depuis votre place d’artiste chorégraphique, pouvez-vous spécifier ce que cette démarche vient modifier dans votre langage ?
Ce qui est ici parfaitement spécifique, c’est la manière de soumettre le corps à toute une gamme de limitations produites par sa propre écoute des sons qu’il détermine lui-même. Il faut donc procéder à des choix très élaborés, très sélectifs, pour redéfinir une sorte de nouvelle sculpture du corps dont la mise en forme se produit en traversant cette musique, qui est aussi en partie la sienne. À partir de ce premier niveau, l’envie de Hanspeter Kyburz est de retravailler toute la matière musicale produite par ma danse, de la soumettre à analyse, et de s’en inspirer pour -composer une musique pour l’Ensemble intercontemporain, qui jouera en direct.
Alors à ce stade, celui de l’interprétation devant le public, il faut concevoir que certains des capteurs pourront avoir une influence directe y compris sur la musique en train de se jouer par les musiciens. J’imagine que ma danse pourra modifier le son en produisant des arrêts, des accélérations, etc. Pour nous résumer, il y aura donc une partition écrite par Hanspeter Kyburz à partir de ma matière de danse. C’est sur cette partition que je danserai, tout en pouvant m’en détacher et produire d’autres sons. Et c’est à cet endroit que le rôle de Hanspeter Kyburz sera tout à fait singulier pour réarticuler -l’ensemble. Je vois ce travail comme une sorte de « concert dans le concert ». Cela produit un formidable enchaînement de mises à distance, de moi-même avec ma propre danse dans sa relation avec la musique, mais aussi de Hanspeter Kyburz lui-même par rapport à sa propre écriture, de même que les interprètes dans leurs observations et réactions et par rapport à la direction. Ces mises à distance peuvent être aussi pensées comme des démultiplications d’espaces.
Si votre danse est celle d’une dramaturgie corporelle, elle s’inscrit dans une approche scénique globale très maîtrisée au travers de votre collaboration avec Pieter C. Scholten. Qu’est-ce que la modification de votre approche de l’espace sonore, dans Double Points : +, vient modifier de cette maîtrise ?
Il est vrai qu’avec Pieter C. Scholten, nous concevons des pièces très marquées par une maîtrise dynamique des paramètres de l’espace. Et c’est cette maîtrise que Hanspeter Kyburz vient problématiser en nous attirant vers une notion plus aiguë d’espace sonore. Nous avons habituellement une appréhension plutôt globale, -stable de notre production scénographique et chorégraphique de l’espace, que nous concevons sur le mode de la suite et de la continuité. C’est cette continuité que le travail de Hanspeter Kyburz vient questionner, en ne cessant d’ouvrir de nouveaux espaces, qui à chaque fois suscitent une façon inédite d’établir le contact. Et ainsi nous défaisons notre lien habituel à la musique, essentiellement dramaturgique.
Propos recueillis par Gérard Mayen
Extrait d’Accents n° 27 – octobre-décembre 2005
1– Quand Emio Greco use de la première personne du pluriel (nous), c’est qu’il évoque le tandem indissociable de créateurs qu’il forme avec Pieter C. Scholten au sein de la compagnie egpc. Ce dernier se consacre plus particulièrement à la conception scénographique, mais dans un rapport de totale intrication avec l’aspect strictement chorégraphique.
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