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40 ans de création musicale. Entretien avec Pierre Strauch, violoncelliste.

Entretien Par Benjamin Bibas, le 23/10/2020

Le violoncelliste Pierre Strauch vient d’achever une longue carrière à l’Ensemble intercontemporain qui l’a fait côtoyer nombre des plus grands compositeurs et interprètes de son époque. Retour sur un parcours exceptionnel, riche en rencontres et en créations.  

 

Les débuts

Pierre Strauch (à droite), 1979.

Je suis alsacien. Mon histoire musicale commence à Strasbourg, où mon maître de violoncelle fut Jean Deplace ainsi que René Schmitt pour l’analyse musicale. Je suis arrivé à Paris très jeune, dès l’âge de 19 ans, car je rêvais de rencontrer Pierre Boulez, je voulais faire de la musique contemporaine. Celui-ci incarnait la modernité musicale à mes yeux, je lisais ses livres, je l’écoutais souvent sur France Musique ou France Culture. Après avoir obtenu le quatrième prix du premier concours de violoncelle Rostropovitch à La Rochelle en 1977, j’ai reçu une invitation à me présenter au concours d’entrée à l’Ensemble intercontemporain. Je n’étais certainement pas le meilleur violoncelliste qui ait été auditionné lors de ce concours, ni le plus expérimenté, mais Pierre Boulez a cru en moi. Sans doute parce qu’il avait une extraordinaire intuition pour sentir le potentiel des gens : le regard qu’il portait sur eux était tourné vers le futur. J’ai donc commencé, avec une immense joie, ma carrière à l’Ensemble intercontemporain le 2 janvier 1978.

Les interprètes

Là, mes yeux de tout jeune interprète étaient écarquillés. J’avais tant à apprendre, et j’étais entouré de musiciens magnifiques à qui je veux rendre hommage car ils m’ont accueilli en musique contemporaine à bras ouverts et avec une confiance tout à fait étonnante. Philippe Muller, mon aîné en violoncelle à l’Ensemble, m’a d’emblée confié des responsabilités écrasantes. Pour mon tout premier concert, au Concertgebouw d’Amsterdam, j’ai pu jouer la Sérénade de Schönberg, une partition extrêmement exigeante. Deux mois plus tard, j’interprétais déjà en soliste le concerto pour violoncelle Il Ritorno degli snovidenia de Luciano Berio. Ce sont des signes de respect et d’estime qui, dès mes premiers pas à l’Ensemble intercontemporain, m’ont propulsé.

Jacques Ghestem est pour moi un rêve de violoniste, extrêmement rigoureux et mariant cette rigueur avec une souplesse et une suavité qui font de son jeu un paradoxe merveilleux. C’est un homme fin, extrêmement cultivé, plein d’humour. Je mesurais chaque jour ma chance de côtoyer des personnalités de cette ampleur. Parmi mes aînés j’aimerais aussi citer la harpiste Marie-Claire Jamet, le tubiste Gérard Buquet, le bassoniste Jean-Marie Lamothe et, bien plus proche de moi, le clarinettiste Alain Damiens (photo ci-contre) avec qui j’ai beaucoup échangé et qui est un homme de bien. J’ai d’ailleurs beaucoup appris avec les vents à l’Ensemble intercontemporain. Les vents incarnent pour moi la rigueur de tout ce que Pierre Boulez exigeait de nous : des attaques propres, des fins de son propres, soutenir une nuance, respecter l’écriture du compositeur, respecter ce qu’il faut vraiment faire, tout simplement. Cela a été pour moi un apprentissage fondamental. Plusieurs musiciens de grande envergure m’ont marqué : le tromboniste Benny Sluchin, membre fondateur de l’Ensemble, et l’altiste Jean Sulem, tous deux à la fois instrumentistes de haut niveau et scientifiques ; le contrebassiste Frédéric Stochl, également danseur professionnel et comédien-metteur en scène ; les pianistes Alain Neveux et Pierre-Laurent Aimard, personnalités larges et cultivées que leur instrument destinait structurellement à mieux comprendre la polyphonie. À l’Ensemble intercontemporain, j’ai vite compris que pour les musiciens les plus cultivés il n’y avait aucune barrière entre les époques de la musique. Même si mon instrument, le violoncelle, ne me permet de jouer que des œuvres à partir de l’époque classique, toutes les époques musicales nourrissent au quotidien notre pratique et notre pensée.

Parmi les solistes de l’Ensemble intercontemporain qui nous ont hélas quittés trop tôt, j’ai une pensée particulière pour ces deux figures solaires que furent le flûtiste Lawrence Beauregard et l’altiste Christophe Desjardins. Et parmi les interprètes plus jeunes avec qui je me suis bien entendu, j’aimerais citer le violoncelliste Jean-Guihen Queyras, la flûtiste Emmanuèle Ophèle, le clarinettiste Alain Billard ou le corniste Jean-Christophe Vervoitte.

 

Les compositeurs

Passer quarante-deux ans, entre 1978 et 2020, à l’Ensemble intercontemporain m’a donné la chance de rencontrer beaucoup des « monstres sacrés » de la musique contemporaine et de travailler à leurs côtés : Pierre Boulez bien sûr, mais aussi Karlheinz Stockhausen, Luciano Berio, György Ligeti, Iannis Xenakis, Elliott Carter, György Kurtàg, Franco Donatoni, et dans la génération suivante Brian Ferneyhough ou Emmanuel Nunes. Pierre Boulez a toujours eu l’intelligence d’inviter des compositeurs dont il n’était pas proche esthétiquement mais dont il comprenait l’importance. Tous ces grands fauves étaient des personnages larges, puissants, qui s’observaient les uns les autres avec respect. Tout chez eux inspirait d’ailleurs le respect : la cicatrice faciale de Xenakis rappelait son histoire avec la guerre civile grecque ; l’aura dont se parait Stockhausen faisait de lui un personnage spirituel étrange, magnifique et insupportable, une sorte de gourou éblouissant. Berio masquait derrière une froideur qu’il imposait aux interprètes perçus comme incontrôlables, une personnalité extraordinaire de culture et de poésie. Kurtàg, presque centenaire, est un homme inclassable, merveilleux, qui connaît tout, qui aime tout…

 

 

György Ligeti (photo ci-dessus) a été un compagnon de route de l’Ensemble intercontemporain. C’était un homme d’une incroyable bonté et générosité, son regard pétillait d’imagination et de folie. Chaque fois qu’il venait à l’Ensemble, il se passait quelque chose de drôle ou de touchant. Son travail exprimait un mélange permanent de souffrance et de sublimation. À l’origine de sa pensée musicale si forte il y avait probablement une immense faille laquelle, bien qu’indicible évidemment, trouvait probablement son origine dans l’histoire tourmentée de la Hongrie, entre autres dans la grande déportation du printemps 1944. Côtoyer un tel homme m’a également ramené à mon histoire familiale de frontalier avec l’Allemagne dans une région, l’Alsace, qui comptait une des plus importantes communautés juives d’Europe avant la seconde guerre mondiale. La destruction des juifs d’Europe fait partie, avec d’autres horreurs du même type hélas, des faits historiques dont il faut continuer à parler pour ne jamais oublier.  

Avec chacune de ces immenses figures, j’ai pu travailler une ou plusieurs œuvres marquantes. Dans Kontra-Punkte(1953) de Stockhausen, le violoncelle n’occupe pas une place centrale mais sa partition est d’une liberté totale, comme s’il devait prendre la place d’une super soprano qui explorerait l’amplitude de quatre octaves avec une souplesse absolue. Avec Berio, j’ai joué cinq fois Il Ritorno degli snovidenia (« le retour des songes » dans un étrange dialecte italo-russe). C’est une sorte de faux concerto détourné où le violoncelle, pas du tout héroïque, est tout autant submergé qu’il lui arrive de réapparaître… Chez Ligeti, le Kammerkonzert (1970), le Concerto hambourgeois pour cor et orchestre (1999) et le Concerto pour violoncelle (1966) m’ont fait très forte impression. Ses superpositions rythmiques, comme celles de Carter d’ailleurs, sont fascinantes. Parmi les compositeurs vivants, j’ai aimé jouer les œuvres de Hèctor Parra, Alberto Posadas ou Aureliano Cattaneo.

Avant ces grandes figures de la musique contemporaine, il y a à mon sens deux pères fondateurs : Franz Liszt (1811-1886) et Arnold Schönberg (1874-1951). Il y a comme une continuité entre ces deux compositeurs. L’univers du dernier Liszt est très proche de l’univers du premier Schönberg, j’en ai fait le constat sonore avec le pianiste Alain Neveux. Le dernier Liszt est très futuriste, souvent incompris de ses contemporains.

Et le premier Schönberg (photo ci-contre) marque le début historique des œuvres jouées par l’Ensemble intercontemporain. Quand on écoute ses Gurrelieder (1911), on a l’impression d’écouter du Richard Wagner, peut-être même mieux maîtrisé que Wagner lui-même sur le plan harmonique. Quand on écoute sa Suite Opus 29 (1926), on se rend compte qu’il transgresse déjà lui-même les règles de la musique à douze sons (dite «  dodécaphonique ») qu’il avait instaurées trois ans plus tôt. Il les transgresse avant même que les jeunes avant-gardistes des années 1950 – Boulez, Berio… – n’osent le faire. À la fin de sa vie, son Concerto pour piano (1951) est apparemment fait d’une
sorte de néo-classicisme en fait nourri de tout le syncrétisme de cinq décennies de composition. Quant à sa période dite « atonale libre » avec des œuvres majeures comme Erwartung (1909) ou Pierrot lunaire (1912), les recherches musicologiques les plus récentes commencent à peine à comprendre qu’elle n’était en fait pas si libre, elles commencent à peine à décrypter sa cohérence de composition. 
Comme je vous le disais plus haut, ces quatre décennies de jeu et de réflexion musicale me font penser qu’il n’y a décidément aucune barrière entre les époques de la musique. Regardez par exemple le final de la Sixième Symphonie, « Pathétique », de Piotr Tchaïkovski. La première apparition du thème de ce mouvement n’est à proprement parler joué par personne : il s’agit d’une mélodie de timbre, d’un monnayage entre deux parties de violons. Nous sommes en 1893. Tchaïkovski, le compositeur romantique par excellence, se permet déjà les audaces que ne revendiquera Anton Webern qu’une trentaine d’années plus tard…

Les directeurs musicaux

J’ai eu la chance de connaître les sept directeurs musicaux successifs de l’Ensemble intercontemporain. Si tous ont d’immenses qualités, je me permets ici d’en retenir deux aux côtés de Pierre Boulez qui a dirigé l’Ensemble les deux premières années. Peter Eötvös (photo ci-dessous), entre 1979 et 1991, a sans doute été la principale cheville ouvrière de ce qu’est devenu l’Ensemble intercontemporain, une formation capable de jouer impeccablement le répertoire du XXe siècle. Son travail était orienté vers la méticulosité, l’opiniâtreté, la précision. Toute la mécanique des œuvres était abordée. Peter Eötvös a aussi élaboré sa technique de direction musicale auprès de l’Ensemble, avec une gestuelle articulée autour du plexus, centre de gravité qui donnait à son style beaucoup d’efficacité. Le tout avec une profondeur, une gravité propre aux gens d’Europe centrale et qui nous faisait du bien à nous, Français généralement attirés par la brillance. Comme Liszt, Ligeti ou Kurtàg, Béla Bartók aussi, Eötvös est originaire de Hongrie. C’était très beau de découvrir ce personnage et de pouvoir évoluer avec lui. 

Une décennie plus tard, entre 2000 et 2005, l’Ensemble intercontemporain a été dirigé par Jonathan Nott, très grand chef d’orchestre anglais qui nous a appris à respirer. Il ne s’agissait pas seulement d’exécuter la musique avec la plus grande rigueur et précision, mais de faire des phrases. Ses gestes étaient fluides, on aurait dit ceux d’un danseur. Jonathan Nott a ouvert la fenêtre, il a fait entrer un courant d’air merveilleux dans la musique jouée par l’Ensemble. Et tout d’un coup notre sonorité elle aussi devenait aérienne…

 

L’héritage de Pierre Boulez

Pierre Boulez et Pierre Strauch, 1996

Pierre Boulez est un sujet inépuisable, un homme qui a eu un rôle déterminant à tous points de vue : musical, institutionnel, humain, personnel… À l’échelle de sa carrière, ce sont des milliers de personnes qui l’ont rencontré, qui ont pu être fascinés, qui ont appris des choses de lui. Nous, solistes de l’Ensemble intercontemporain, sommes des privilégiés puisque nous l’avons côtoyé longtemps et fidèlement. Il nous a créés, et il s’est toujours soucié de son « bébé » en défendant l’Ensemble devant les institutions. Pour lui qui dirigeait la musique à mains nues, l’Ensemble était un outil qui prolongeait sa main et qui devait aussi se développer en tant qu’outil autonome.

L’action de Pierre Boulez était toujours concentrée et tournée vers le but à obtenir. Ses répétitions ressemblaient ainsi à des cours de direction, d’analyse musicale et d’histoire de la musique, sans pourtant qu’il utilise jamais un mot de ces disciplines académiques. Il affinait aussi sa gestuelle au fil des répétitions. Il donnait tout et, si l’on prenait la peine d’être attentif à ce qu’il faisait, on pouvait apprendre énormément. Ce don complet qu’il faisait de lui-même, ce regard acéré et totalement honnête sur la musique, me semblent résumer tout son héritage. À mon avis, l’Ensemble intercontemporain a le devoir de préserver et d’entretenir cet héritage : de nombreux documents écrits et audiovisuels existent et permettent de transmettre cet esprit insufflé par Pierre Boulez aux jeunes solistes et au public d’aujourd’hui.

 

 

Photos (de haut en bas) : © Franck Ferville / DR /© EIC /  © Marion Kalter / © EIC / DR / © Isabelle de Rouville / DR